«La porte est ouverte aux capitaux, mais pas aux êtres humains»

Migrations • Emmanuel Mbolela et Charles Heller étaient à Genève pour une conférence sur les trajectoires migratoires organisée dans le cadre de la campagne de soutien aux 3+4 de Briançon. L’auteur du livre «Réfugié: une odyssée africaine» et le co-fondateur du projet Forensic Oceanography ont répondu à nos questions

Emmanuel Mbolela, le récit que vous faites dans votre livre part de la colonisation du Congo, puis de la situation qui a succédé à la décolonisation, avec une perpétuation d’une économie d’extraction soumise aux intérêts des pays occidentaux. Pourquoi ce rappel historique?  

Emmanuel Mbolela Depuis ici, on voit seulement des gens qui arrivent parce qu’ils fuient la pauvreté, mais on ne se pose pas la question de savoir d’où provient cette pauvreté. On dit souvent que l’Afrique est pauvre: moi je dis qu’elle est appauvrie. L’Afrique regorge de richesses stratégiques, mais elles ont été pillées pendant la colonisation et elles continuent de l’être. Pendant la conférence, j’ai dit que Mobutu était très connu ici en Suisse. Je me référais au fait que des milliards de dollars ont été acheminés dans des banques suisses depuis le Congo à l’époque de ce dictateur. Si cet argent était resté dans notre pays, il aurait pu servir à développer le pays. La Suisse accepte l’argent pillé en Afrique, mais elle refuse d’accueillir les personnes qui fuient la pauvreté. On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais on accueille toute la richesse! Par ailleurs, l’Occident soutient, de façon avérée, des dictateurs, car ce qui compte est de maintenir au pouvoir des dirigeants, qui facilitent les transactions internationales. Les dictateurs envoient des militaires pour torturer des manifestants pacifiques, pour les assassiner et les massacrer, mais ils ne perdent pas le soutien de l’Europe.

Charles Heller, pour vous aussi, la question de la colonisation et des rapports de domination post-coloniaux est fondamentale pour comprendre les causes des migrations…

Charles Heller Dans les conférences ou les rencontres militantes liées aux frontières ou aux migrations, on a tendance à se focaliser uniquement sur les politiques migratoires. On omet souvent de mettre en relation la violence qui s’exerce aux frontières et, au nom de la défense des frontières, les formes de violences que les personnes fuient, et les formes d’exploitation qui empêchent les gens de vivre dignement dans leur propre pays. On oublie aussi la responsabilité de l’Europe dans la création et la reproduction de ces conditions. Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de la colonisation et aux formes de domination qui se sont perpétuées après les indépendances, on commence à comprendre pourquoi les migrants cherchent à rejoindre l’Europe. On saisit la demande des migrants d’accéder au territoire européen comme une des formes que prend la demande de liberté et d’égalité des peuples dans le présent. On perçoit aussi qu’en retour, les politiques d’exclusion imposées à travers le contrôle des frontières constituent une des formes que prend la négation de cette demande par les États des régions les plus puissantes. Si nous n’arrivons pas à inscrire la réflexion sur les politiques migratoires dans un contexte plus large, qui prenne en compte la reproduction des inégalités énormes qui existent entre les différentes régions du monde, nous n’arriverons pas à transformer ce qui est devenu un conflit de mobilité, dont la mer Méditerranée charrie les victimes par milliers.

Certains parlent «d’appel d’air» pour justifier la fermeture des frontières. Que répondez-vous à ces discours qui demandent de fermer la porte, quitte à criminaliser les migrants et ceux qui leur portent assistance?

EM La porte n’est pas fermée. Elle est ouverte pour les capitaux et les marchandises. C’est uniquement pour les êtres humains qu’elle est fermée. Je conseille à ceux qui parlent «d’appel d’air» de commencer par réfléchir au cœur du problème: tant qu’on continuera à piller les matières premières des pays africains, tant qu’on acceptera de garder dans nos banques l’argent qui provient du pillage et des dictatures, il y aura toujours des personnes qui seront contraintes d’émigrer.

CH Je trouve qu’il est simplement sidérant de voir que d’un côté, nous avons des États qui se comportent de manière criminelle, en violant les droits des migrants, en mettant en place des politiques meurtrières en toute impunité, alors que de l’autre côté, des citoyens sont criminalisés comme à Gap pour avoir agi de manière conforme au droit et aux valeurs de base qui devraient être celles de notre humanité. Nous avons aussi un État italien qui collabore de fait avec des gardes-côtes libyens, qui sont impliqués dans le commerce du passage des personnes illégalisées, un trafic qui est devenu de plus en plus violent depuis la chute de Kadhafi. L’Italie paie et équipe ces criminels afin qu’ils empêchent les migrants de traverser la Méditerranée. Dans le même temps, de jeunes citoyens, qui se sont courageusement embarqués sur des bateaux pour venir en aide aux migrants, sont criminalisés pour avoir tout simplement exercé une solidarité de base.

Pour vous, quel est aujourd’hui le message principal à faire passer?

EM Nous n’avons pas quitté notre pays par simple plaisir. Nous y avons été forcés. Certains, comme moi, pour des raisons politiques, certains pour des raisons économiques. Ces derniers sont pour moi des persécutés économiques. Nous avons une histoire, il y a une raison pour que nous soyons ici. Il ne faut pas fermer la bouche, il ne faut pas garder le silence. Il faut parler. Aujourd’hui, l’Europe ferme ses frontières. Mais comprenez que nous venons en Europe parce que vous avez été chez nous, et parce que vous continuez à être chez nous. Vous continuez à piller nos richesses, vous devez donc accepter que nous soyons là.

CH Nos États appliquent des politiques qui violent les droits des personnes, qui tentent de criminaliser la solidarité et les rapports humains les plus élémentaires, qui tentent d’ériger des frontières dans notre humanité. Ces politiques sont criminelles du point de vue des migrants. Elles entraînent plus de morts aux frontières, plus de personnes victimes de torture dans les camps libyens. De plus, que sont en train de produire ces politiques chez les citoyens et les sociétés qu’elles prétendent protéger? Dans son livre «Discours sur le colonialisme» publié en 1955, le poète Aimé Césaire avait souligné que le colonisateur, en déshumanisant le colonisé, se déshumanise lui-même. En traitant le colonisé comme une bête, il se transforme lui-même en bête. Je pense qu’aujourd’hui, en déshumanisant les migrants, ce sont les sociétés européennes qui se déshumanisent. La vraie menace, ce n’est pas l’arrivée des corps frêles des migrants sur nos côtes, mais la réponse de nos États face à eux. C’est notre refus de reconnaître dans ces personnes qui traversent les frontières d’autres personnes humaines, comme nous-mêmes. Face à cela, l’exercice de la solidarité, sur terre ou en mer, est un sursaut salutaire.

 

Un procès de 17 heures pour les 3+4 de Briançon

Jeudi 8 novembre, le procès de sept personnes solidaires dont quatre Français, deux Suisses de Genève, Théo et Bastien, et une Italienne a eu lieu à Gap (France). Ces «3+4» de Briançon étaient accusés «d’aide à l’entrée sur le territoire français d’étrangers en situation irrégulière, le tout en bande organisée». Leur «crime» est d’avoir marché à travers la frontière italo-française le 22 avril 2018 pour protester contre le blocage de la frontière au col de l’Echelle (Haute-Alpes) par le groupe ultra-nationaliste Génération Identitaire. Soupçonnés d’avoir utilisé cette manifestation pour faire entrer des migrants en France, trois des manifestants ont été arrêtés, emprisonnés, assignés à résidence puis finalement relâchés dans l’attente de leur procès. Quatre autres ont été inculpés quelques semaines plus tard. Un vaste mouvement international s’est constitué pour demander la relaxe des inculpés. Le procureur, au terme d’une audience de 17 heures, a requis 6 mois de prison avec sursis à l’encontre de cinq des prévenus, et douze mois d’emprisonnement dont 8 avec sursis pour les deux autres. Le jugement sera rendu le 13 décembre.

Plus d’informations sur le procès et la campagne de soutien sur www.relaxepourles3plus4.fr