«Les budgets publics de la santé et de l’éducation vont encore s’empirer»

Brésil • Quatre mois après l’entrée en fonction de Jair Bolsonaro, un médecin suisse installé au Brésil depuis six ans tire un premier bilan de l’action du président en matière sociale et contre les minorités.

Le 19 mars, le président des États-Unis a accueilli le «Trump des tropiques», le Brésilien Bolsonaro. (Alan Santos/PR)

Investi à la présidence le 1er janvier, Jair Bolsonaro, ancien militaire, ouvertement homophobe et anti-communiste déclaré, vient de célébrer officiellement le jour de la prise du pouvoir par les militaires en 1964, prélude à plus de 20 ans de dictature. Suisse installé au Brésil depuis quelques années et professeur dans deux universités publiques, MA revient sur ce début de mandat. Signe d’un climat politique difficile et de méfiance, il a préféré garder l’anonymat, pour ne pas mettre en péril son permis de séjour brésilien.

Voilà près de 6 ans que vous vivez au Brésil, à Salvador de Bahia, comment se sont déroulées les élections présidentielles d’octobre 2018, qui ont conduit à l’élection de Jair Bolsonaro, dont on connaît les positions d’extrême droite, de nostalgie de l’époque de dictature militaire et l‘homophobie revendiquée?

MA Le président Jair Bolsonaro a été élu en octobre 2018 avec 39% des votes, devant Haddad, 32% (candidat du Parti des Travailleurs – PT). Il est également important de préciser que les votes nuls, blancs et abstention ont représenté 29% des suffrages. Ils auraient pu faire pencher la balance dans un sens ou l’autre, démontrant une désillusion de la population quant à la classe politique qui vit un scandale de corruption après l’autre. Le deuxième fait expliquant l’élection de Bolsonaro? L’incarcération de Lula, ex-président du Brésil (PT) en avril 2018,. Ce dernier caracolait largement en tête des suffrages encore en août 2018 – alors qu’il était en prison et réunissait 39% des intentions de votes (Bolsonaro, 19%). Aujourd’hui, plus encore qu’auparavant, avec l’ascension du juge Moro – celui qui a condamné Lula – actuellement ministre de la Justice de Bolsonaro, nous pouvons affirmer que Lula a été emprisonné de manière frauduleuse, afin de le retirer du scénario des élections de 2018.

De plus, le président actuel a été élu sans avoir présenté un projet politique, ni avoir participé à aucun débat, car il est incapable de répondre à des questions simples ou d’argumenter face à d’autres candidats. Il a également été largement favorisé par une gigantesque campagne de fake news contre le Parti des Travailleurs, aussi invraisemblable les unes que les autres, qui a fortement impacté le vote d’une majorité de la population brésilienne, très influençable avec environ 30% d’analphabétisme fonctionnel parmi la population adulte.

Après presque 3 mois de présidence de M. Bolsonaro, comment cela impacte déjà votre vie de tous les jours celle de vos proches et de vos amis? Comment le climat social a-t-il évolué depuis?

Je travaille actuellement dans deux universités publiques, comme professeur de médecine de famille, et nous avons également beaucoup de cours pratiques dans des unités publiques de santé, qui dépendent directement de financements de l’État brésilien. Ce financement était actualisé vers le haut chaque année par les gouvernements du PT de Lula et Dilma Rousseff à partir de 2002. Il souffre de coupes drastiques, principalement depuis la votation de l’amendement constitutionnel 95 – votées en 2016 par les députés sous le gouvernement Temer (arrivé au pouvoir après le coup d’Etat juridico-parlementaire) – qui a gelé les budgets publics de la santé et de l’éducation, entre autres. Donc cela fait déjà deux ans que les institutions publiques souffrent de sous-financement, et nous savons que cet amendement ne sera pas révoqué et que cette situation va se péjorer avec l’actuel gouvernement.

Par ailleurs, la plupart de mes amis sont des professionnels de santé et d’éducation. Ils travaillent dans des institutions publiques, mais ils sont aussi des défenseurs du système santé public brésilien (SUS), entièrement gratuit pour toute la population. Ce dernier a été construit grâce à une longue et dure lutte de mouvements populaires durant les années 70 et 80. Beaucoup ont peur de la répression politique menée contre eux ou leurs proches, étant donné que M. Bolsonaro profère fréquemment des menaces à l’encontre des militants des partis de gauche, des minorités ethniques (population noire, indigène) des LGBTs et de certains mouvements sociaux, comme les paysans sans terres (MST).

Le programme «Mais Médicos» lancé par l’ancienne présidente Rousseff – qui a subi un coup d’Etat juridico-parlementaire en 2016 – est sérieusement remis en cause avec le départ forcé des médecins cubains, qu’en est-il alors des populations concernées?

Effectivement, le Programme Mais Médicos (PMM), révolutionnaire et permettant l’accès aux soins médicaux de 63 millions de Brésiliens sans couverture santé, a été lancé en 2013 par la présidente de l’époque, Dilma Rousseff. Le PMM a été possible grâce à l’engagement massif et progressif de 18’240 médecins (62% de Cubains, 21% de Brésiliens formés aux Brésil et 17% de Brésiliens formés à l’étranger ainsi que d’autres nationalités) par le Ministère de la Santé. Après le coup d’État contre Dilma Rousseff, le gouvernement Temer a progressivement le nombre de médecins du programme. Et c’est après l’élection de Bolsonaro, qui avait mis en question, à de nombreuses reprises, les compétences professionnelles des médecins cubains et proférait régulièrement des menaces de renvois à l’encontre de ces derniers, que le gouvernement cubain a décidé de retirer tous les professionnels du PMM appartenant à sa délégation, un peu plus de onze milles médecins à la fin octobre 2018.

Depuis il y a eu plusieurs processus de sélection pour les candidats à ces postes vacants, mais il s’est avéré que leur nombre est complètement insuffisant. Actuellement il y a plus de 1’400 postes vacants. La population va souffrir énormément de cette carence, principalement les plus pauvres. Et particulièrement dans les régions rurales éloignées ou des zones de forêts, qui ont bénéficié depuis 2013 de la présence d’un médecin (souvent cubain) et d’une équipe complète. Elles seront dépourvues de médecins ces prochains mois et probablement ces prochaines années.

Le fait que l’État de Bahia soit resté en mains du PT de Lula, permet-il que l’impact des politiques mises en route par M. Bolsonaro soit moins dur pour la population que dans d’autres États du Brésil dont les gouverneurs sont proche du président?

C’est difficile à dire, a priori je répondrais affirmativement car les gouverneurs ont une autonomie non-négligeable relativement aux institutions publiques. Pourtant on sait aussi que les États du Nordeste du Brésil, qui ont élus des gouverneurs issus des partis d’opposition, comme le PT ou PCdoB par exemple, risque également de souffrir de coupes financières plus importantes que les autres États, fidèles au président Bolsonaro. Il y a justement eu une réunion des gouverneurs du Nordeste la semaine dernière, pour construire des stratégies de financement alternatives et pour réaffirmer leur désapprobation dans un contexte où une réforme des retraites, qui porterait préjudice aux populations les plus pauvres et des travailleurs précaires, constitue un des points-clé du gouvernement Bolsonaro et de son ministre de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, de l’école de Chicago boys.

On sait que plusieurs généraux – dont le vice-président – font partie du gouvernement, et l’on entend dire que ce sont eux qui dirigent de facto le pays, est-ce vrai et cela représente-t-il un danger pour la démocratie?

On ressent une grande tension entre Bolsonaro et son vice-président, le général Mourão. Ce dernier émet souvent des critiques à l’encontre de certaines déclarations de Bolsonaro et celles-ci sont amplifiées par les médias. Le Brésil vit actuellement en équilibre précaire avec la famille Bolsonaro. Le président a ainsi trois fils investis en politique, qui font l’objet depuis quelques semaines de plusieurs dénonciations pour corruption. De plus, Bolsonaro s’est distancié de la TV Globo – plus important complexe médiatique du Brésil – et s’est allié au canal de télévision Record, dont le propriétaire est Edir Macedo, fameux milliardaire et fondateur de la plus grande congrégation évangélique brésilienne (Igreja Universal do Reino de Deus) et aussi l’une des plus grandes fortunes du pays. Cette décision ne facilite pas les choses, car chaque fois qu’elle le peut, la TV Globo, qui a également été l’un des acteurs principaux dans la réussite du coup d’État contre Dilma Rousseff, divulgue dans ses grands titres les scandales de la famille Bolsonaro. Le secteur judiciaire, surtout le Tribunal suprême fédéral (STF) et la Police fédérale, jouent également un rôle proéminent dans ce scénario politique, car ils sont les déclencheurs ou «freineurs» des investigations ou procès qui visent directement les politiciens ainsi que des fuites de preuves destinées aux grands médias. En ce moment, les militaires sont plutôt en retrait, mais il y a toute une stratégie politique pour les contenir, comme, par exemple, le projet de réforme des retraites, où les retraites des militaires n’ont pas été incluses dans les changements prévus pour les futurs retraités.

Comment les mouvements sociaux réussissent à se faire entendre de la population ?

Pour l’instant la population est très apathique, il y avait eu de grosses manifestations contre Bolsonaro avant les élections du deuxième tour, mais en ce moment, les mobilisations populaires sont peu nombreuses et ne bénéficient pas encore d’un appui populaire suffisant pour être efficace. Et cela risque de favoriser les votations des parlementaires en faveur de la réforme des retraites ces prochaines semaines.

On entend régulièrement que Lula -qui est en prison depuis près d’un an- pourrait être prochainement libéré, qu’en dit-on au Brésil ?

Comme je l’ai expliqué plus haut, Lula est un prisonnier politique, et a été emprisonné sans preuve concrète afin de l’écarter du scénario électoral. Il existe plusieurs stratégies pour essayer de le libérer. Les mouvements populaires sont encore actuellement insuffisants pour être efficaces, ceci est dû aux énormes campagnes médiatiques anti-PT, ainsi que pour associer Lula à une image de corrompu (malgré l’absence de preuve concrètes). Il y a également une campagne internationale en faveur de Lula et qui pourrait le récompenser pour son magnifique travail contre la faim et les inégalités sociales durant ses deux mandats en tant que président (2002-2010). En effet, Lula pourrait ainsi recevoir le Prix Nobel de la Paix en 2019, ce qui serait encore un fait important qui pourrait faire pencher la balance pour une possible libération, mais c’est loin d’être gagné.

Comment voit-on la situation politique du Venezuela quand on habite à Salvador de Bahia?

Comme je l’ai expliqué précédemment, l’opinion publique est très influencée par les grands médias de communication (Globo, SBT, Record, Band, entre autres). Malheureusement ces derniers sont à la solde du grand capital et diffusent des informations biaisées et/ou sélectionnées selon leur propre intérêt. Donc, la majorité de la population, une fois encore, n’a pas une perception optimale de la situation au Venezuela. Elle a l’impression que le président Maduro est un dictateur, alors qu’il a été élu démocratiquement par une large majorité en mai 2018 (67,7% des votants), une votation qui contrarie le grand capital et surtout les États-Unis, qui ont de la peine à se remettre de la crise de 2008-2009.

De plus, il est important de rappeler, ce que les médias ne disent pas. C’est-à-dire qu’il y a une grande hypocrisie du gouvernement étatsunien qui, d’une part met en place de lourdes sanctions économiques internationales qui stimulent la crise et l’inflation au Venezuela et, d’autre part fait mine de se préoccuper de la situation de la population en envoyant de l’aide humanitaire dans une situation de crise qu’ils ont eux-mêmes créé. Par ailleurs, les Vénézuéliens souffrent d’une carence de denrées (alimentaires surtout), orchestrées par les grands patrons vénézuéliens, stratégies qui renchérissent fortement ces produits et empêchent donc leur consommation par la grande majorité de la population.

Voulez-vous ajouter quelque chose?

La situation actuelle au Venezuela rappelle celle qui a suivi l’élection démocratique de la Présidente Dilma Rousseff en octobre 2014 et qui a conduit au coup d’état juridico-médiatico-parlementaire contre celle-ci durant la période 2015-2016. À cette époque Dilma Rousseff menait une grande campagne contre la corruption, qui risquait d’atteindre une majorité des députés fédéraux et sénateurs. De plus, au niveau international, le Brésil et les BRICS devenaient un inconvénient significatif aux yeux du gouvernement étatsunien.
A ce moment, les partis d’opposition n’avaient pas digéré leur quatrième défaite consécutive contre le PT (Lula a fait deux mandats 2002-2010 et Dilma a été élue pour son premier mandat en 2010 et réélue en 2014). Ils ont fait de tout pour péjorer localement la crise économique qui faisait rage mondialement, provoquant une augmentation du taux de chômage, une inflation, la hausse du prix de l’essence, entre autres. Ces faits négatifs ont été largement divulgués par les grands médias et attribués à la mauvaise gestion du gouvernement. Ces manœuvres ont permis l’émergence de mouvements populaires anti-Dilma. Et malgré l’absence de crime, le coup d’assaut final a été donné par la Cour suprême (STF) qui a autorisé l’initiation du processus d’impeachment de la présidente Dilma Rousseff.