«Il faut faire de la société une école artistique et critique»

Venezuela • Durant les vingt ans de révolution bolivarienne, l’Etat vénézuélien a contribué à développer les médias communautaires et associatifs.

«A Terra TV, le temps nécessaire pour produire une information ressemble au temps de l’agriculteur», explique Thierry Deronne. (AIt)

A quoi ressemble le paysage médiatique au Venezuela?

Thierry Deronne L’étau médiatique international se double d’une hégémonie de l’opposition à l’intérieur du pays. En 1998, on comptait 36 télévisions privées, en 2017 leur nombre s’élève à 63. Une étude menée par des sociétés privées comme Mediax montre que les médias privés font 85% d’audience alors que les chaînes publiques se partagent les 15% restants. On mesure l’abîme entre le storytelling et la réalité du Venezuela: en 20 ans de révolution, le nombre de médias d’opposition a augmenté! Les putschistes agissent aussi via les réseaux sociaux pour créer le chaos dont ils ont besoin faute de base populaire. Il s’agit d’écraser “virtuellement” une démocratie avant un coup d’Etat ou une guerre-éclair. Telesur, bien que limité par un format traditionnel (studios, cravates) a de puissants avantages: dévoiler les clefs géopolitiques ou diffuser des documentaires au service de l’unité latino-américaine.

Plusieurs lois ont été adoptées au Venezuela pour favoriser les médias communautaires et associatifs. Quelles sont les caractéristiques de ces médias et comment ces lois les soutiennent-elles concrètement?

En 2000, grâce à l’élection d’Hugo Chavez, la patiente lutte des collectifs de communication populaire a débouché sur la légalisation des médias associatifs avec l’octroi de fréquences gratuites. Depuis, l’Etat s’efforce de soutenir l’existence de ce “tiers-secteur” alors que les gouvernements de droite arrivés au pouvoir dans le reste du continent s’empressent de l’éliminer. Au Venezuela, il reste difficile de créer une nouvelle forme de médias dans une culture homogénéisée par la globalisation. Parfois, on imite les pratiques dominantes, le média tombe aux mains d’un petit groupe, on fait un mauvais usage du matériel donné par l’État. Beaucoup se forment dans la télévision populaire pour travailler dans les médias privés. Face à quoi nous proposons de ne créer un média nouveau qu’au terme d’une réflexion avec les habitants, pour garantir son appropriation populaire. Toutes ces années ont permis de valoriser la télévision populaire comme espace de collaboration libéré des normes commerciales, comme retrouvailles de mondes séparés par le capitalisme (ville/campagne, homme/femme, enfant/adulte…), comme porte-parole des mouvements sociaux. La plupart des collectifs souhaitent plus d’appui de l’Etat, car le matériel reste cher et complexe. Par exemple, un véhicule pour accéder à tous les quartiers ou pouvoir salarier une équipe permanente afin d’éviter la commercialisation.

Terra TV est un exemple de ces nouveaux médias «par le peuple et pour le peuple». Comment fonctionne ce projet?

Terra TV, c’est le monde vu par les paysan(ne)s. Cette télévision a été pensée et voulue par eux. Elle se nourrit de ces vingt ans d’expérience. C’est d’abord une école permanente, des ateliers pour former les paysan(ne)s à produire et à transmettre tout leur travail d’organisation. Seront mises en ligne des formations en réalisation audio-visuelle, en agroécologie, en économie, en Histoire… et un agenda des luttes pour nouer des solidarités internationales. C’est aussi le canal des voix féminines et des luttes comme celles des paysans colombiens ou des Sans Terre du Brésil, alors que les médias privés les criminalisent. Emancipé de «l’événementiel» et des filtres du journalisme traditionnel, Terra TV a commencé par diffuser les programmes des paysan(ne)s vénézuélien(ne)s pour intégrer peu à peu les organisations paysannes continentales.

Vous avez mené toute une réflexion sur la souveraineté populaire dans l’information. Celle-ci ne concerne pas seulement le contenu diffusé, mais aussi sa forme et sa circulation. Comment mettez-vous cette réflexion en pratique avec Terra TV?

La télévision, enlisée dans le degré zéro de son écriture audiovisuelle, redeviendra un formidable outil en s’enracinant dans les territoires et en devenant cohérente avec la démocratie participative. A Terra TV, chaque point de l’espace, chaque voix ont la même valeur. Pas de studio, pas de journalistes, pas de politologues, pas de maquillage, pas de formatage, pas de «sujet» ou de «temps de parole» préétablis. On ne coupe pas la parole. Le temps nécessaire pour produire une information ressemble au temps de l’agriculteur.

Poser la question de la télévision, c’est poser la question des relations de production qui restent modélisées par l’entreprise capitaliste. Si on donne à la culture une identité communale, alors on pourra parler d’une esthétique propre à la révolution bolivarienne, et non de la simple injection de contenu politique dans les formats dominants. La gauche peine à comprendre que le secret de l’«action des idées dans l’histoire» ne passe pas par les discours, mais par l’appareillage technique. La forme doit servir l’organisation, comme disait Walter Benjamin. Le but est de faire de la société une grande école artistique et critique, enseigner les outils de la création audio-visuelle dès le plus jeune âge, à tous les niveaux, avec une loi de démocratisation radicale de la propriété des médias, la fondation de nouvelles écoles de journalisme, la création d’un puissant réseau de médias associatifs.

 

* Cet article constitue le deuxième d’une série sur le Venezuela, qui fait suite au voyage d’une délégation suisse dans ce pays, en solidarité avec la révolution bolivarienne.

* Vous pouvez visionner les reportages de Terra TV sur www.facebook.com/terratv2018 et soutenir le projet sur: http://bit.ly/2VpcKpp