Se perdre dans un paysage

Expo • Les gravures de Claude Lorrain sont l’occasion d’un merveilleux voyage de l’oeil. A découvrir au Cabinet des Estampes de Genève.

«Le Troupeau en marche par un temps orageux»(Cabinet d’arts graphiques)

L’exposition que propose le Cabinet des Estampes de Genève jusqu’au 16 juin offre l’occasion rare d’un voyage immobile, hors du temps que nous vivons. On laisse derrière soi «la rue assourdissante» pour accéder au bien nommé cabinet (les dieux le préservent d’un de ces hideux acronymes de publicitaires qui ont la faveur des institutions!): on se retire pour réfléchir. Et plus encore, en l’espèce, pour jouir des subtilités d’un dessinateur, d’un peintre, d’un graveur qui s’appelait Claude Gellée (1600-1682) et qu’on surnomma Le Lorrain ou Claude Lorrain ou même Claude tout simplement.

Né dans les Vosges, apprenti pâtissier, orphelin à 12 ans, il se rend deux ans plus tard à Rome, employé de maison du peintre Agostino Tassi qui lui donne le goût de la peinture. Après nombre de voyages en Italie, en France, en Suisse, il se fixe vers 1620 à Rome et va gagner sa notoriété dans la peinture de paysage. C’est à ce moment-là à peu près que débute son travail dans la gravure (1630-1640) à l’enchantement duquel nous convie l’exposition sous le beau titre «Apprivoiser la lumière». On ajoutera volontiers «et les lointains». Le genre du paysage avait émergé au XVIe siècle, précédé de quelques avant-courriers dont la Pêche miraculeuse de Konrad Witz que conserve le Musée d’art et d’histoire de Genève (dans Labyrinthe, en 1946, Alberto Giacometti avait «sauvagement» découpé le paysage et mis le Christ hors-champ). Nicolas Poussin – dont Lorrain fut proche – y excella en échelonnant «les plans de l’image» et dans le traitement des figures saisies au niveau du spectateur quoiqu’elles fussent empruntées à la mythologie ou à la Bible, tandis que Pierre Paul Rubens, attaché à des personnages ordinaires – chasseurs, paysans –, mettait le regardeur en surplomb.

A partir de la fin du XVIIIe siècle, on parlera de «vue prise» de tel ou tel endroit (comme on le dira d’emblée des photographies qui «cadrent» un morceau de nature), tandis qu’au XVIIe la «vue» est composée, mixte d’observation et de reconstruction.

Inspiré parcours du regard

C’est précisément ce qu’on peut admirer dans les gravures de Claude Lorrain qui, partant parfois d’une peinture et s’aidant à coup sûr de ses carnets de dessins, élabore ses paysages gravés en organisant pour le spectateur un extraordinaire parcours du regard: du premier plan, où se déroule une scène (rencontre de brigands, dialogue de berger et bergère, troupeau en marche, pêcheurs à leurs barques) souvent étayée sur un des côtés de la feuille par un arbre ou un groupe d’arbres ou un bâtiment (temple, ruines), le regard est conduit par le geste d’un personnage (index), la ligne serpentine d’un chemin ou d’un cours d’eau, amené à s’enfoncer dans la profondeur de l’espace, passer un pont, gravir une colline, croisant çà et là un muletier, un troupeau de chèvres…

Ces figures allant s’amenuisant, il faut la loupe, mise opportunément à disposition du visiteur, pour les découvrir, ajoutant à cette «promenade de l’œil» les sortilèges du recadrage et de l’immersion. Condition encore pour apprécier la dimension technique de ce travail de la gravure: l’eau-forte que pratique Le Lorrain et le burin des graveurs anglais qui multiplieront plus tard les sujets tirés de peintures que l’œuvre de Claude a fortement marqués, diffèrent. On ne «rend» pas les ombres, les vagues et l’extraordinaire fourmillement des feuilles des arbres selon qu’on use de tel ou tel outil, de telle ou telle morsure chimique de la plaque de métal.

L’évolution même du Lorrain, ses manières se perfectionnent: lignes courtes, hachures, variations des épaisseurs de la ligne, jeu sur le blanc du papier (la réserve), ce sont ces paramètres qui font ici régner la lumière, là menacer la tempête.

On a trop coutume, de nos jours, de mettre toutes les images dans le même sac, quand la nature des mediums, des supports, des outils qui ont présidé à leur fabrication les distinguent, leur matière même les oppose. A cet égard, il faut saluer la précision avec laquelle, dans le catalogue, le conservateur du Cabinet des arts graphiques (Christian Rümelin), en dépit d’une propension parfois normative, analyse dans le détail les gravures exposées, comparant les différents états, les différents tirages, la progressive maîtrise qu’acquiert Le Lorrain pour obtenir les effets qu’il vise, qu’il a déjà parfois expérimentés en peinture et dont il mesure les différences avec cette autre technique d’expression.

Prendre le temps de visiter cette exposition (qui ne comporte qu’une centaine de gravures), c’est prendre en compte ces métiers, ces pratiques en même temps qu’éprouver les délices de leurs réussites.

 

«Apprivoiser la lumière, Claude Lorrain et la perception du paysage», jusqu’au 16 juin, Cabinet d’arts graphiques, Prom. du Pin 5, Genève