Les victimes des viols systématiques osent enfin parler

La chronique féministe • La semaine dernière, en faisant des recherches sur la résolution de l’ONU pour combattre le viol comme arme de guerre, adoptée le 23 avril, je suis tombée sur une information qui m’avait échappé, alors que je suis attentive à tout ce qui concerne les femmes.

La semaine dernière, en faisant des recherches sur la résolution de l’ONU pour combattre le viol comme arme de guerre, adoptée le 23 avril, je suis tombée sur une information qui m’avait échappé, alors que je suis attentive à tout ce qui concerne les femmes.

Une conférence a eu lieu auparavant, les 26 et 27 mars, au Luxembourg, organisée par la grande-duchesse Maria Teresa, épaulée par la fondation du Dr Denis Mukwege. La première conférence internationale sur les viols de guerre entièrement centrée sur les survivantes.

Le Monde du 29 mars en a parlé, sous la plume d’Annick Cojean. Des victimes des quatre coins du monde ont partagé leurs histoires. Elles étaient une quarantaine, issues de 18 pays: Irak, Colombie, Libye, Kosovo, Soudan du Sud, Burundi, Ukraine, Nigeria, Bosnie, Ouganda, Centrafrique, République démocratique du Congo (RDC). D’autres pays encore, où elles sont en exil – Etats-Unis, Suisse, Pays-Bas, Suède – et où elles tentent d’oublier, de se cacher, de se soigner, ou simplement de survivre. Survivre aux viols que leur ont infligés des militaires, des miliciens, des policiers, des mercenaires, des guérilleros, des djihadistes. Survivre aux rapts, tortures, humiliations, mutilations subies pendant trois jours, huit mois, dix ans. Survivre aux blessures physiques et à la stigmatisation, à l’anéantissement et au rejet de leur communauté, parfois de leur propre famille.

Leurs histoires diffèrent, comme leurs langues, leurs cultures et leurs âges. Pourtant elles se sentent proches, unies par une souffrance longtemps incommunicable, mais solidaires. Le docteur congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, le sait bien, qui accueille et soigne les femmes violées de son pays, la RDC (où les viols continuent) depuis deux décennies.

La démarche était inédite. Jamais forum ne leur avait donné autant la parole. Jamais elles n’avaient été amenées à partager avec des experts leurs attentes et expériences de soins physiques et psychologiques. Jamais elles n’avaient pu exprimer leur frustration immense en matière de de justice et leurs besoins urgents de réparation. Cela devant 1200 participant-e-s, comprenant des responsables d’ONG, des élu-e-s et représentant-e-s de gouvernements européens, de la Cour pénale internationale et de l’ONU, le premier ministre du Luxembourg, Xavier Bettel, la haut-commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, et la représentante spéciale du secrétaire général de l’ONU pour les violences sexuelles dans les conflits, Pramila Patten. Puis le Dr Mukwege a appelé la communauté internationale à reconnaître les souffrances des survivantes, à mettre fin à l’impunité des agresseurs et à soutenir la création d’un Fonds global de réparations. Il a ensuite répondu à quelques-unes des questions du Monde.

Y a-t-il eu un effet prix Nobel? Recevez-vous plus d’écoute, d’attention, d’aide, de la part des chefs d’Etat et de l’ONU?
Denis Mukwege C’est encore trop tôt pour le savoir! Mais ce qui est sûr, c’est que le prix Nobel a rendu désormais impossible de mettre le sujet des viols de guerre à la poubelle ou d’éviter de l’aborder. J’ai donc de l’espoir. Il y a incontestablement un élan, une galvanisation. Les gens, y compris beaucoup de leaders, sont désireux d’en parler et de trouver des solutions. Quel contraste avec toutes ces années où je sortais de la salle d’opération et retournais dans ma chambre, en pleurs, dévasté par le silence du monde! J’espère que ce mouvement nous amènera à ce que nous souhaitons ardemment: restaurer la dignité des femmes.

Dans votre discours d’Oslo, vous interpelliez la communauté internationale en évoquant un rapport dans un tiroir de bureau à New York: l’enquête du projet Mapping qui recensait 617 crimes de guerre commis en RDC, avec noms des victimes, dates, lieux. Est-il toujours dans son tiroir?

Oui, et tant qu’on continuera à l’y maintenir, les violences continueront. Car ce sont les mêmes individus qui ont violé en 1996 et qui continuent de le faire aujourd’hui. Il y a même recrudescence des viols, surtout affectant des enfants. Ça me choque terriblement. Tout le monde connaît les instigateurs, le rapport les cite nommément, et ils continuent à courir en toute liberté. Cette impunité signifie qu’on accepte que les femmes et les enfants continuent de subir ces atrocités. Je demande à la communauté internationale de s’élever pour y mettre fin. Car il ne faut pas se faire d’illusions: cela ne viendra pas de l’intérieur. Ceux qui commettent ces crimes sont ceux qui sont à la tête du pays et ils n’amorceront jamais de poursuites contre eux-mêmes. A la communauté internationale de le faire!

Vous insistez sur l’éducation, essentielle en matière de prévention contre les violences. Et vous développez la notion de «masculinité positive». Pouvez-vous nous en dire plus?

Je pense que la violence sexuelle naît d’un sentiment de supériorité qu’on nous inculque à nous, les hommes, dès la naissance. On nous habille d’une certaine façon, on nous apprend des comportements, on nous prive de certaines émotions naturelles… Bref, je pense que garçons et filles sont fondamentalement égaux et doivent avoir les mêmes droits, que frères et sœurs devraient être élevés de la même manière, or on nous enseigne la différence, ce qui fait qu’arrivés à l’âge adulte, les hommes croient naturel de dominer et de se sentir supérieurs.

C’est cette masculinité toxique qu’il est urgent de déconstruire. Cette masculinité toxique que j’oppose à la masculinité positive, et qui induit un rapport de force permettant aux hommes d’écraser, de discriminer et d’humilier les femmes. Nous devrions initier nos enfants à la masculinité positive dès leur plus jeune âge.

Constatant que «les violences sexuelles s’étendent comme une épidémie» et que le viol, plus que jamais, «est devenu une arme de destruction massive de la population civile», la grande-duchesse, soutenue par le docteur Mukwege, a appelé les citoyens de bonne volonté à exprimer, par tous les moyens possibles, leur solidarité. Elle a conclu son appel par ces mots: «La force de notre mobilisation collective aura un impact considérable sur la vie de milliers de femmes qui ont le droit, elles aussi, de vivre dans la dignité et le respect de leurs droits fondamentaux. Nous ne pouvons pas arrêter la guerre, mais ayons l’ambition de vouloir arrêter l’utilisation du viol comme arme de guerre.»