Les mâles en buste

La chronique féministe • Il semble que les manifestations féministes finissent par faire de l’effet: après l’action «100Elles».

Il semble que les manifestations féministes finissent par faire de l’effet: après l’action «100Elles», la commune de Meyrin a décidé d’honorer deux femmes: un chemin à Monique Bauer-Lagier, dont j’ai parlé la dernière fois, un parc à Renée Pellet, première femme suisse élue au sein d’un exécutif communal, celui de Meyrin, en l’occurrence, en 1960.

Cela doublera la représentation féminine de la commune, qui n’en connaît que deux: l’avenue Sainte-Cécile et la rue Emma-Kammacher. Celle-ci est élue au Grand Conseil genevois en 1961, en devient la présidente en 1965, première de Suisse à occuper cette fonction dans un parlement cantonal.

Rappel: Vaud avait accordé le droit de vote aux femmes sur le plan cantonal en 1959, Neuchâtel et Genève en 1960. Il a fallu attendre 1971 pour qu’il le soit au plan fédéral.

Il va être beaucoup plus difficile de rectifier le tir en ce qui concerne les 43 bustes, qui ornent le parc des Bastions et les 21 l’université du même nom*. 64 bustes exclusivement masculins. Ils rendent hommage à des savants des XIXe et XXe siècles, un monde masculin, puisque les Genevoises n’avaient pas accès à l’université jusqu’au début du XXe siècle.

Rappel: elles ne pouvaient pas obtenir de maturité classique, comprenant le grec, alors indispensable pour entrer à l’université.  Ces bustes ont fait leur apparition 20 ans après l’inauguration du bâtiment en 1873. Ils se sont ensuite additionnés au fil des demandes de proches des défunts, désireux de célébrer leur mémoire, jusque dans les années 60. Mais le buste de Jean Piaget a été érigé aux Bastions en 1996.

On aurait peut-être pu, dans la deuxième moitié du XXe siècle, honorer quelques femmes scientifiques: Kitty Ponse (1897-1978), biologiste, est nommée professeure d’endocrinologie en 1947. Elle orchestre durant de nombreuses années l’enseignement pratique donné à la Station de zoologie expérimentale, qu’elle a contribué à fonder à Genève avec Emile Guyenot.

Marguerite Dellenbach (1905-1993) fut directrice du Musée d’ethnologie. Entre 1941 et 1965, elle enseigne en tant que privat-docente à l’Université de Genève, autrement dit, sans traitement. En 1944, elle devient la première femme suisse à présider une société savante, celle de Géographie de Genève, et prend par la suite la présidence de plusieurs autres sociétés, dont la Société suisse d’anthropologie et la Société suisse des américanistes

. Jeanne Hersch (1910-2000), philosophe, nommée professeure extraordinaire en 1956, puis professeure ordinaire en 1962 à l’Université de Genève. Outre ses travaux d’épistémologie (sur la vérité), d’anthropologie philosophique (sur l’existence), et d’éthique (sur la liberté), elle traite de thèmes aussi divers que la philosophie politique (elle est d’ailleurs membre du parti socialiste, avec lequel elle prend toutefois ses distances sur certaines questions, notamment mai 68), la pédagogie ou encore l’esthétique. En 1966, elle devient directrice de la section «philosophie» de l’UNESCO.

Lina Stern (1878-1968), médecin et biochimiste, obtient son doctorat en 1903. Elle enseigne ensuite comme privat-docente. Elle est nommée professeure extraordinaire 15 ans après son doctorat, on lui confie une nouvelle discipline: la chimie physiologique. Auteure, durant cette période, d’une cinquantaine d’articles, la scientifique acquiert une renommée internationale. Elle ne parvient néanmoins pas à être nommée professeure ordinaire, malgré le préavis favorable d’une commission universitaire en 1924. Elle subit notamment une «campagne de dénigrement» médiatique, «mettant en cause ses origines russe et juive». En 1960, l’Université de Genève décerne à la chercheuse russe un titre de docteure honoris causa ès sciences. En 2016, les hôpitaux universitaires de Genève baptisent un bâtiment à son nom. Mieux vaut tard que jamais…

Mais nous vivons dans un monde androcentrique, machiste. Qui saute aux yeux si l’on considère l’ensemble des 107 statues qui peuplent les rues de la ville, dont certaines sont plus récentes. Il n’y en a que deux qui honorent une célébrité féminine: Sissi l’impératrice, à la rotonde du Mont-Blanc, et Madame Roland (1754-1793, écrivaine révolutionnaire), dans la cour de la rue de l’Hôtel-de-Ville n° 4.

Mais on trouve quelques sculptures féminines en pied: «Femme agenouillée» d’Henri Pâquet, parc Mon Repos, installée en 1958; «Clémentine» d’Heinz Schwarz, place du Bourg-de-Four, 1975; «Jeannette» de Paul Belmondo, jardins de l’OMPI, 1986; «Sylvie sortant du bain» d’Henry Konig, rotonde du Mont-Blanc, 1983; «Adolescente assise» de Carl Albert Angst, quai Wilson, 1992.

D’un côté, des hommes honorés pour leurs travaux, qui portent leur nom complet, leur fonction, les dates de naissance et de mort: de l’autre, des femmes anonymes, dénudées, soumises, offertes…  Cela me rappelle le livre Littérature 2de, nouveau bac 96, textes et méthodes, Hatier 1996, 448 p., que j’ai utilisé à l’école secondaire durant mon enseignement. Parmi les auteure-s, trois femmes et un homme. C’est un aperçu du Moyen Âge au XXe siècle, avec tableaux, biographies (généralement avec un portrait de l’auteur-e), extraits, richement illustré (env. 300 illustrations en couleur).  On trouve en tout 6 femmes sur 94 auteur-e-s, soit 6,4%.

Parmi les illustrations, les hommes occupent les fonctions de savant, pédagogue, chasseur, guerrier, chevalier, écrivain, musicien, peintre, politicien; du côté des femmes: une musicienne, deux écrivaines (Louise Labé et Mme de Sévigné… à qui l’on a coupé la tête !) Mais ce qu’il y a de plus impressionnant, c’est que les femmes sont nues ou dénudées dans 14 illustrations sur les 26 où elles apparaissent seules, donc plus de la moitié (1/3 chez Lagarde et Michard, ed. Bordas, 1948). On assiste à un glissement: tout se passe comme si l’évolution des mœurs, qui entraîne la levée d’un certain nombre de tabous, dont celui de la sexualité, avait pour conséquence, non programmée, une détérioration de l’image de la femme.

Dans le non-dit et sous couvert de rendre la littérature attrayante par la disposition et la multiplication des illustrations, la femme est présentée essentiellement comme un objet sexuel. On me rétorquera que le nu fait partie de l’histoire de la peinture. Certes, mais le choix des tableaux, notamment pour illustrer un courant littéraire, prouve à quel point les stéréotypes ont été intégrés. Pour en sortir, il faudrait y prêter une attention particulière et une volonté égalitaire. Comme pour rendre les femmes plus visibles dans l’espace public.

*Renseignements tirés de la TdG du 4.11.19, p. 22, article de Cathy Macherel.