Féminicides, suite sans fin

La chronique féministe • Le 6 décembre 1989, 14 jeunes femmes sont assassinées à l’Ecole polytechnique de Montréal.

Le 25 novembre est la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes (Jaana Oikarinen)

Parfois, en écoutant la radio, il y a une nouvelle qui vous transperce et vous oblige à vous asseoir. Le 6 décembre 1989, 14 jeunes femmes sont assassinées à l’Ecole polytechnique de Montréal. «Les filles à gauche, les garçons à droite.» Il est 17 h 10, ce 6 décembre 1989, quand un homme entre dans la salle C-230, au 2e étage du bâtiment. Comme personne ne bouge, il tire au plafond. On est à la veille des vacances de Noël. Bientôt, les étudiant.e.s chercheront leur premier job d’ingénieur. Le féminin n’est pas de mise: il y a très peu de filles dans l’école.

Le professeur demande au jeune homme à la casquette militaire de sortir. Celui-ci s’énerve: «Les filles, au fond de la classe! Les gars, sortez!» Nouveaux tirs de sommation. Un à un, les garçons et leurs deux professeurs quittent la pièce.  Il reste 9 filles dans un coin de la salle, sur 50 étudiants. «Savez-vous pourquoi vous êteslà?», leur demande l’homme. «Vous êtes toutes des féministes et je hais les féministes», ajoute-t-il.

L’une d’entre elles dit qu’elles ne sont pas féministes. «Vous êtes des femmes, vous allez devenir des ingénieures. Vous n’êtes toutes qu’un tas de féministes, je hais les féministes.»  Marc Lépine, âgé de 25 ans, ouvre le feu sur elles. Puis il emprunte l’escalator et parcourt les étages, corridors, salles de cours. Il cible les jeunes filles, tire, plante son couteau. Il en tue 14, en blesse 10 autres, ainsi que 4 hommes. Au bout de 20 minutes, il s’assied et se suicide avec son fusil.

Il restait encore 60 balles dans la boîte à cartouches. Il avait acheté sa carabine légalement, le 21 novembre 1989, dans un magasin de Montréal, prétextant au vendeur vouloir l’utiliser pour la chasse au petit gibier. Il possédait aussi sur lui, le jour du drame, un couteau de chasse dont il a fait usage.  Il s’agit de la tuerie en milieu scolaire la plus meurtrière de l’histoire du Canada.

Pourtant, pendant des années, on a refusé de dire ce qui s’était vraiment passé, on a tu que c’étaient des femmes qui étaient visées. Marc Lépine avait pourtant laissé une lettre explicite. Veuillez noter que si je me suicide aujourd’hui […], c’est pour des raisons politiques. Car j’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie. […] Même si l’épithète «tireur fou» va m’être attribué dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel. Les féministes ont toujours eu le don de me faire rager. Elles veulent conserver les avantages des femmes […] tout en s’accaparant ceux des hommes.

Cette lettre, la police refusera de la publier et, au lendemain du massacre, les journaux évoquent «des jeunes gens» assassinés dans la fleur de l’âge. Des jeunes gens, pas des jeunes filles… Le déni durera longtemps, et chaque fois que certaines invoqueront cette tuerie comme un exemple des violences faites aux femmes, on les accusera de «récupération indécente».

Cette dénégation collective prendra fin officiellement dans quelques jours. A l’occasion du trentième anniversaire du drame, on va remplacer la plaque commémorative apposée sur la place du 6-décembre-1989 à Montréal. L’ancienne se contentait d’évoquer «la tragédie survenue à l’Ecole polytechnique».

Désormais, il sera gravé que «14 femmes ont été assassinées lors d’un attentat antiféministe». Pour mettre des mots sur cette vérité dérangeante, le premier féminicide de masse revendiqué, il aura donc fallu attendre trois décennies… On est dans le déni, comme toujours lorsqu’il s’agit de reconnaître les violences faites aux femmes: le harcèlement sexuel, les viols, les viols systématiques en ex-Yougoslavie, dans certains pays d’Afrique encore aujourd’hui, les meurtres et disparitions des femmes autochtones au Canada, les femmes assassinées par leur conjoint…

En droit, le devoir conjugal (devoir de relations sexuelles dans le mariage) a longtemps fait obstacle à la notion d’agression, violences sexuelles, viol au sein du couple, et le viol entre conjoints n’a été reconnu qu’à la fin du 20e siècle, voire au début du 21e siècle. En 2017, 219’000 femmes françaises ont déclaré avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles et plus de 12’000 cas de menaces de mort ont été enregistrés par les forces de sécurité.

Dimanche 10 novembre, la France a connu son 131e féminicide de l’année en cours. La victime avait porté plainte un mois plus tôt… Le gouvernement français a ouvert, début septembre 2019, une réflexion de plusieurs mois pour mieux lutter contre les violences conjugales, ce douloureux problème de société. Un sujet dont Emmanuel Macron veut faire l’une des marques de son quinquennat.

Il faudrait surtout mettre sur pied un certain nombre de mesures concrètes, comme en Espagne: un bracelet électronique pour les hommes violents, des aides gratuites apportant aux victimes un soutien juridique, économique et psychologique, la création de téléphones rouges qui permet aux femmes en danger de prévenir rapidement la police, la création de tribunaux dédiés aux affaires de violences conjugales.

Mais surtout, une écoute attentive des femmes violentées. En Suisse en 2018, la statistique policière de la criminalité a enregistré un niveau de violence domestique jamais atteint, avec 18’522 cas, soit 1’498 de plus que l’année précédente (+8,8%). Chaque semaine en Suisse, une personne est victime d’une tentative d’homicide. 27 personnes sont décédées des suites de violence domestique, dont 24 femmes.

Lors de sa séance du 13 novembre 2019, le Conseil fédéral entend renforcer les mesures de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’ordonnance adoptée permettra, par exemple, de soutenir des campagnes nationales d’information et de sensibilisation, des mesures de formation pour les professionnel.le.s et des projets de prévention destinés aux victimes et aux auteurs de violence.

Elle contribuera par ailleurs à garantir une meilleure coordination des acteurs privés et publics, et à renforcer leur collaboration. L’ordonnance entrera en vigueur le 1er janvier 2020. Le Parlement se prononcera, dans le cadre du budget 2021, sur le crédit de 3 millions de francs prévus pour les aides financières, dont sera responsable le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes.

Samedi 23 novembre à 15h Place de la Riponne à Lausanne , les femmes descendront dans la rue pour dénoncer les violences. Lundi 25 novembre, le comité genevois de la Grève féministe organise un rassemblement à la rue de la Monnaie, de 17h à 18h30. Par solidarité, on peut allumer des bougies. Pour que cessent les violences contre les femmes!