Populisme antique et populisme moderne

La chronique de Jean-Marie Meilland • On a tendance à réserver le terme de populisme à des phénomènes politiques modernes. Quand on se reporte à l’Antiquité, on est pourtant surpris de découvrir des pratiques politiques qu’on pourrait, semble-t-il plus adéquatement, qualifier de populistes.

Les tribuns de la plèbe romaine, dont les plus célèbres furent les frères Gracques, répondirent constamment aux besoins de ceux qu’ils représentaient. (Eugène Guillaume)

On a tendance à réserver le terme de populisme à des phénomènes politiques modernes, dont la montée en puissance des partis nationalistes ultraconservateurs dans les actuels pays occidentaux. Pour justifier le nom attribué à ces mouvements, on invoque l’attention qu’à l’opposé des partis traditionnels ils accorderaient aux préoccupations du peuple, ce qui serait la cause de leurs succès. Quand on se reporte à l’Antiquité, on est pourtant surpris de découvrir des pratiques politiques qu’on pourrait, semble-t-il plus adéquatement, qualifier de populistes. Les lignes qui suivent permettront de clarifier quelque peu la notion de populisme en comparant les formes antiques et modernes de ce qu’on peut appeler populisme.

Quand on parle de populisme et à moins d’en rester à des constatations superficielles, il s’agit d’apporter quelques précisions. Quand on parle du peuple, d’abord, de quel peuple s’agit-il: de la très grande majorité, des classes populaires, d’une addition des classes populaires et des classes moyennes, de tous ceux qui sont défavorisés? Ensuite un populiste est-il celui qui récolte les suffrages du peuple quelles que soient ses réalisations ou celui qui apporte réellement des solutions applicables aux problèmes des gens?

A cet égard l’Antiquité fournit des modèles de populisme intéressants et différents de ceux qui d’ordinaire l’emportent aujourd’hui. On y trouve des politiciens qui pour diverses raisons prirent la défense des classes défavorisées, non seulement en se fondant sur leurs mécontentements légitimes, mais aussi en y répondant par des mesures qui résolvaient efficacement leurs difficultés.

Si l’on examine un instant la politique athénienne (1), on constate ainsi qu’au début du VIe siècle, la cité connut un moment de grave crise sociale. Les aristocrates propriétaires des terres exerçaient un pouvoir tyrannique sur les paysans pauvres; ceux-ci pour payer une sorte de loyer devaient s’endetter et quand ils ne pouvaient rembourser ils étaient vendus comme esclaves. La ville était près d’imploser quand, en 594, l’aristocrate non conformiste Solon reçut les pleins pouvoirs et fit en sorte de garantir les droits des paysans. Il décida une série de mesures nettement populaires: allègement des dettes, dévaluation de la monnaie pour faciliter les remboursements, libération des esclaves pour dettes. Il les compléta de lois pour le long terme: interdiction aux propriétaires de vendre leurs débiteurs comme esclaves, limitation de l’étendue des terres possédées par chaque propriétaire, accession de tous à la vie politique par une division en classes qui n’était plus fondée sur la naissance, ainsi que par la création d’une assemblée dans laquelle tous pouvaient voter et de tribunaux auxquels tous pouvaient participer. Solon n’avait rien d’un révolutionnaire et préservait aussi certains avantages des riches, évitant notamment le partage des terres, mais désormais le peuple n’était plus maltraité. Son œuvre allait être continuée par ses successeurs Pisistrate et Clisthène. Pisistrate exerça la tyrannie dans le même esprit populiste, luttant contre les aristocrates et fréquentant les paysans, tout en leur avançant de l’argent et en leur vendant peut-être des grains à bas prix. Quant à Clisthène, il modifia l’organisation de la société en faisant du «dème» (commune) la principale unité administrative et en accordant la citoyenneté à des étrangers. Il maintint les institutions de Solon comme l’assemblée du peuple qui prenait toutes les décisions importantes, et c’est sous son influence qu’on introduisit le tirage au sort pour désigner à la plupart des fonctions. Par la suite, Athènes connut un progrès de plus en plus grand vers une démocratie vivante qui associait un nombre de plus en plus important de citoyens à des fonctions collégiales et exercées durant de brèves périodes (annuelles, en général non renouvelables, d’un jour pour la présidence). De plus en plus, aussi, pour que les pauvres ne se désintéressent pas de la politique, des fonctions furent rétribuées par le trésor public, alors que les nombreux juges et ceux qui participaient à l’assemblée reçurent un salaire. Les aristocrates conservateurs perdirent le pouvoir pour plus de deux siècles à l’exception de deux courts épisodes. D’autres aristocrates, tel Périclès, œuvraient dans le cadre des nouvelles institutions et savaient que le principal moyen de conquérir du pouvoir était d’écouter et de servir la majorité des citoyens.

La République romaine connaissait une situation à certains égards semblable à celle d’Athènes (2). Au départ le pouvoir y appartenait aux aristocrates ou patriciens, siégeant au sénat, qui étaient des propriétaires exploitant de grands domaines en recourant aux esclaves. En face d’eux, il y avait à Rome une importante population de citoyens pauvres, dont certains étaient paysans et d’autres constituaient un prolétariat urbain. Les luttes de classes entre le sénat et le peuple amenèrent l’institution des tribuns de la plèbe, magistrats puissants qui, notamment à travers un droit de veto sur toutes les décisions, exerçaient un deuxième pouvoir rival de celui des élites et faisaient de Rome un Etat à deux têtes. Les tribuns de la plèbe, dont les plus célèbres furent les frères Gracques, répondirent constamment aux besoins de ceux qu’ils représentaient. Ils obtinrent des partages des terres conquises lors des guerres au profit des paysans pauvres et, pour les habitants de la ville, des distributions de blé à prix réduit ou gratuites. Ils travaillèrent aussi à accroître l’influence des classes défavorisées dans les organes du pouvoir, défendant parfois l’extension de la citoyenneté pour neutraliser l’influence des aristocrates.

On voit donc que s’il existe un populisme antique, il est bien différent de celui qui d’ordinaire l’emporte aujourd’hui. C’est le défaut du livre de R. Doan de supposer une équivalence entre les populismes antique et moderne. Chez les Grecs et les Romains, les populistes, qu’ils soient sincères ou démagogues, écoutent le peuple en instaurant ce qui répond vraiment à ses besoins: des terres, un revenu suffisant pour vivre correctement, une juste part de pouvoir. De nos jours, les populistes brillent par leur aptitude à paraître répondre aux besoins du peuple: certes ils obtiennent souvent son soutien, mais, d’ordinaire libéraux (et même milliardaires!), ils ne lui procurent ni emplois, ni augmentations de salaires, ni services publics, se contentant de réduire les problèmes nés du capitalisme à la présence d’immigrés, à la charge qu’ils représentent pour un Etat social affaibli qu’ils ne font rien pour défendre et aux menaces qu’ils constitueraient pour notre culture minée surtout par un système économique dégradant.

Je n’ai bien sûr parlé ici que des populistes de droite, ceux qui gagnent le plus souvent. Les populistes qui correspondent à ceux de l’Antiquité sont les populistes de gauche. Mais ils sont moins nombreux et ont globalement moins de succès. A gauche il n’est d’ailleurs pas toujours évident de se dire populiste, car on a tendance à mettre tous les populistes dans le même panier, et on critique volontiers ceux qui, faisant écho aux populistes antiques, proposent pourtant de vraies solutions aux problèmes du peuple (3).

(1) Voir A. Croiset, Les Démocraties antiques, Ernest Flammarion, 1909, C. Mossé, Histoire d’une démocratie: Athènes, Editions du Seuil, 1971, coll. Points-Histoire.

(2) Voir R. Doan, Quand Rome inventait le populisme, Les Editions du Cerf, 2019.

(3) Le style résolument populiste adopté par J.-L. Mélenchon n’est sans doute pas étranger à la violence des attaques dont il est sans cesse l’objet.