Epicure et les besoins authentiques

La chronique de Jean-Marie Meilland • Une critique des besoins semble essentielle dans cette période où il est urgent de remettre en question notre mode de vie si nous voulons sauver la planète

Le philosophe Epicure fait la distinction entre besoins et désirs. (Marie-Lan Nguyen)

Une critique des besoins semble essentielle dans cette période où il est urgent de remettre en question notre mode de vie si nous voulons sauver la planète. En effet si les catastrophes climatiques guettent, c’est en conséquence de deux siècles de capitalisme dont l’infatigable création de nouveaux besoins a été l’un des principaux stimulants. Le sociologue Razmig Keucheyan a fait dans ce sens paraître un ouvrage intitulé Les besoins artificiels, Comment sortir du consumérisme (1). Il y recherche la définition de besoins authentiques, non à travers des comités d’experts, mais par des processus démocratiques. A la page 180, on peut lire: «Distinguer entre des besoins authentiques et superflus est crucial dans le contexte de la transition écologique// La seule façon de maintenir cette distinction sans la rabattre sur une détermination abusive est de considérer qu’elle doit être le fruit d’une délibération collective permanente».

A la page 188, des précisions sont apportées sur le fonctionnement de cette délibération collective: «D’où l’idée de bâtir une fédération d’associations de producteurs-consommateurs, émanant des associations de consommateurs actuelles, mais qui convergeraient avec les syndicats. L’objectif de ces associations serait de délibérer sur les besoins: que produire pour satisfaire quels besoins?»

Si les analyses de R. Keucheyan sont très intéressantes, abordant notamment la psychologie des consommateurs compulsifs, il faut pourtant constater qu’arrivé à la conclusion, on n’est pas très instruit sur la manière de distinguer les différents besoins. L’option choisie par l’auteur lui interdit de procéder à une évaluation objective et collective des besoins. On peut louer cette position craignant l’autoritarisme, mais il paraît quand même possible d’examiner les choses moins subjectivement.

De ce point de vue, le recours à la pensée d’Epicure semble pertinent (2). On peut préférer une mise à l’écart des philosophes anciens au nom d’une conception voulant qu’à chaque époque historique convienne une pensée spécifique, et qu’user de pensées d’autres époques ne puisse qu’engendrer des malentendus ou justifier des attitudes réactionnaires. Mais on peut aussi estimer que si la pensée évolue bien en accord avec l’histoire, il est possible que chaque époque puise dans les pensées des époques antérieures des éléments qu’elle peut réinterpréter en fonction des circonstances nouvelles. Ainsi, concernant les besoins, la pensée d’Epicure a le grand mérite de distinguer les désirs et les besoins. Et c’est en effet à partir des désirs que raisonne le moraliste grec. Mettre en avant les désirs permet de comprendre le caractère infini de ces derniers, alors que les besoins sont les moyens de leur imposer des limites.

Dans la Lettre à Ménécée, Epicure affirme: «Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que parmi les premiers, il y en a qui sont nécessaires et d’autres qui sont naturels seulement»3.  Les désirs naturels nécessaires sont ceux qui recherchent les satisfactions essentielles à la vie, ceux qui visent les besoins vitaux: ceux de manger, de boire, de se protéger du froid. Les désirs seulement naturels sont ceux qui recherchent des satisfactions qui ont aussi rapport avec le maintien de la vie, mais y ajoutent du superflu, visant ainsi des besoins moins pressants, dont on peut se passer: manger une excellente nourriture, dormir dans des lits confortables. Quant aux désirs vains, ce sont ceux qui recherchent des satisfactions illusoires, dont le principal caractère est qu’on en a jamais assez, ils ne concernent pas des besoins: ainsi la soif de richesse ou de célébrité.

Pour Epicure, les désirs naturels et nécessaires doivent être cultivés sans réserve: sans eux on ne peut vivre, et d’autre part ils sont facilement satisfaits (se procurer du pain est aisé). Pour les désirs seulement naturels, il faut être sélectif, car si on peut les cultiver en tant qu’ils sont naturels et faciles d’accès (rien n’interdit de faire un très bon repas si l’on est invité chez un ami riche), en revanche ils justifient la méfiance par leur aspect superflu souvent lié à des difficultés pour les obtenir (si par exemple on manque de moyens).

Quant aux désirs vains, il s’agit d’y renoncer résolument, car impossibles à satisfaire, ils conduisent inévitablement au malheur (quel homme riche jugera un jour qu’il a amassé suffisamment d’argent?).

L’enseignement épicurien est certes uniquement moral, ne visant qu’à recommander les conduites qui rendent les individus heureux et à bannir celles qui entraînent leur malheur. Mais une adaptation aux problèmes culturels et environnementaux nés de la société de consommation est pourtant d’actualité. Cette doctrine divisant les désirs en trois catégories offre un bon outil pour juger du consumérisme. D’abord l’infinité du désir laissé à lui-même est bien mise en évidence; elle explique bien le succès d’une société dans laquelle toute nouveauté trouve acquéreur, quelle que soit son inutilité ou sa nocivité. Ensuite apparaissent clairement les différences entre des besoins de première nécessité et des besoins moins importants, qui peuvent être utiles ou nuisibles selon les cas, et que la modernité capitaliste a surabondamment multipliés. Enfin elle établit la distinction entre des désirs correspondant à des besoins et des désirs qui sont sans issue; impossibles à écarter car ils proviennent de l’imagination qui est une qualité humaine majeure, il faut cependant comprendre qu’ils sont normalement destinés à rester des vues de l’esprit, auxquelles notamment l’art est consacré.

En tout cas, à l’heure où il faut trier entre les marchandises innombrables dont le marché nous inonde, il est indiqué de soutenir la production des objets satisfaisant les besoins vitaux (qui manquent encore dans de nombreuses régions). Pour des objets qui ne sont pas nécessaires mais peuvent apporter certaines satisfactions, il faut étudier si globalement ils nous apportent plus de bien ou plus de mal, d’un point de vue psychologique, social et environnemental. Quand on découvre des produits nourrissant de faux besoins, essentiellement aliénants et destructeurs de la nature, il faut alors y renoncer sans hésiter. Si la légitimité d’une nourriture abondante et saine, d’un mobilier à la fois fonctionnel et beau, de la construction de maisons confortables pour y vivre et pour s’y rencontrer est certaine, on doit s’interroger sur celle des voitures individuelles (à essence ou électriques), des smartphones (standard ou équitables) ou des continuels voyages aux quatre coins du monde. Si le voyage est en termes épicuriens un besoin seulement naturel, il a tous les traits du superflu nuisible quand il fait dépenser une énergie excessive et finit par ôter tout sens au voyage par l’uniformisation de tous les lieux visités (et ne relève-t-il pas du désir vain de ne pouvoir tenir en place?).

Voilà comment des éléments empruntés à une sagesse antique pourraient, avec d’autres outils, servir de guides aux «associations de consommateurs-producteurs» chargées d’évaluer les besoins dans l’ouvrage de R. Keucheyan.

1) Editions La Découverte, Paris, 2019, Zones.

2) Sur la doctrine épicurienne des désirs, voir: Geneviève Rodis-Lewis, Epicure et son école, Editions Gallimard, 1975, FolioEssais, pp. 173 à 214.

3) in: Epicure et les épicuriens, Textes choisis par Jean Brun, PUF, 1961, p. 131.