Nina Garcia, guitare héroïne

Musique • La musicienne et compositrice française marche sur les traces de Jimi Hendrix. Son expérience avec et autour de la guitare sidère, alliant audace et foisonnante inventivité.

Nina Garcia alias Mariachi en concert. L’une des trop rares guitaristes prodiges au féminin dans un milieu dominé par le masculin. Et la grande révélation de la guitare instrumentale noise improvisée. (Benjamin Viot)

Nina Garcia offre une transe sonique et méditative sans égale. La preuve qu’il est encore possible à 29 ans de révolutionner la musique sans la disloquer, d’en fusionner les différents genres. Et d’en conserver l’émotion rageuse et la pudeur intactes. A la genevoise Cave 12, l’un des hauts lieux de l’expérimental à l’international, un soir dominical de décembre, son set s’enclenche, posture accroupie, guitare à plat sur les genoux. Il y a de la magie dans son jeu d’où émanent des limbes stratosphériques déjà chargées d’orages électriques, évoquant de loin en loin les Canadiens historiques post-rock de Godspeed You! Black Emperor.

A une première écoute distraite, le résultat semble fuir le confortable, le déjà-ouï. Ne se coulant pas dans les cadres existants, il invite l’auditeur à se décentrer, faire un pas de côté, s’extraire de ses habitudes. Il y a dès lors des «corps mis en vibration» – le corps instrumental, le corps instrumentiste, les corps d’auditeurs, qu’évoque le musicologue Philippe Albèra ailleurs, chez le compositeur allemand Helmut Lachenmann, «comme si la musique perçait une couche supplémentaire, et en révélant la part de bruit, la part corporelle qui est à l’intérieur des sons, révélait en même temps les puissances cachées à l’intérieur de nos sentiments.»

Sa panoplie d’accessoires musicaux est des plus inventives. Outre une GL, «guitare des ateliers Fender, avec de grands contrastes graves / aigus», elle recourt à une pédale de distorsion et «une collection de différents objets en ferraille, mes préférés étant les vis!», elle possède également des médiators «fabriqués par une amie plasticienne, Cynthia Lefebvre, qui sont en terre chamottée, c’est-à-dire avec un grain très irrégulier, ils donnent un son cristallin singulier.»

Son multiple

La musicienne cultive une approche tant du son que de la guitare permettant de suggérer et reproduire d’autres types d’instruments. Elle se révèle littéralement fascinée par les possibilités quasi infinies offertes par une six cordes. «Sa surface de jeu et la palette de sons possibles sont très larges: le bois, le métal, le plastique, l’électricité, c’est déjà énorme. Mais il est toujours intéressant de jalouser et chercher les influences d’autres instruments, de chercher à s’extraire de son état de planche de bois à six cordes.» Les percussions, les soufflants, les dispositifs électroniques la fascinent, le souffle continu, les sons clairs, directs, les harmoniques, les impacts, les courts-circuits par l’électricité dégagée de l’instrument, les clusters, les fréquences pures notamment. «Autant de paramètres intéressants à travailler sur un instrument pas toujours pensé pour cela.»

Dès sa découverte de la musique expérimentale à 19 ans, elle a développé une manière singulière d’approcher la guitare, un rapport instinctif à l’instrument et à la musique. Venant du rock, il y a l’importance mise sur le geste.

Comment l’implication modulée du corps peut avoir une incidence sur les sons et la musique? «L’idée est de faire sonner l’instrument de toutes les manières, cherchant les parties  – bois-métal, cordes – pouvant se mettre à vibrer. Tout en l’interrompant, le placer dans des situations d’empêchement. Sans toucher au volume», confie la jeune artiste à l’issue du concert. L’instrumentiste reconsidère donc son outil, travaillant parfois avec les accidents que d’ordinaire la plupart des musiciens font tout pour éviter, dont le larsen. Et à sa manière singulière, évoquant la musique de Lachenmann décrite par Albèra, elle «nous fait prendre conscience du fait que le phénomène musical, au cœur de la sensation, doit toujours être pensé.»

Radicalité et fusion

S’enquillent alors feedbacks, crépitements progressives, impacts de doigts clapotant sur le bois. Mais aussi bâtonnet métallique frappé métronomiquement à même l’instrument. Ou gratté à une vitesse supersonique, jusqu’à former un continuum sonore d’une médusante plasticité organique, un lamento de baleine à l’agonie. Sans taire harmoniques et larsen comme musique des sphères de monastère bouddhiste tibétain sous acide psychédélique, grincements et débordements. L’ensemble est saupoudré d’accords et notes touchants à une grâce fêlée, tendue. A l’image d’Helmut Lachenmann, le son porte en lui le geste qui l’a produit: il n’efface pas le frottement du bâtonnet métallique, de la main, le souffle.

Du côté de la jeune femme, chaque motif peut se métamorphoser en un tout autre, se contredire en nappes superposées, tant ils sont imprévisibles à la première écoute. Et pourtant d’une cohérence invraisemblable. Inquiétude latente, rage de vivre imperméable, fragilité aléatoire façonnée d’honnêteté, physicalité concentrée de tous les instants, toute l’artiste est là. Après un album K7 à base d’enregistrements live (2015), un autre, vinyle en studio (2018), tous improvisés et également intitulés Mariachi, son pseudo en solo. Et un long son en K7, Split Apollo Vermouth (2016), puis Mamiedaragon, (2017). Son surnom scénique évoque les formations mariachis mexicaines proches à l’origine des orchestres de théâtre espagnols, constitués de violons, harpes et guitares. «Il s’agit bien d’une musique de mariage et d’enterrement, et surtout une musique pour danser la bamba.»

Récital de postures

On la découvre accroupie, la guitare posée sur les genoux. Son instrument, elle le réinvente, comme le faisait, à sa manière, le démiurge musical étatsunien John Cage et son piano préparé. Soit le refus de dépendre de la partition écrite, la fusion de l’événement sonore avec le geste. La composante fondamentale de la proposition de Cage est en effet le postulat de l’équivalence de tous les phénomènes sonores. L’auditeur est confronté à l’aléa sonore de l’ambiance – à la phonosphère, aux sons qui jaillissent partout autour de lui. On songe aussi à Helmut Lachenmann frottant l’archet sur le corps de l’instrument. Pour déplier un «monde sonore élargi aux bruits les plus divers», comme le relève Philippe Albèra. Soit la guitare expérimentée en ses pourtours et recoins inlassablement explorés.

Puis, debout, Nina Garcia se balance lentement d’un appui à l’autre, pareille à une sculpture du Grison Alberto Giacometti dans la veine de ses longilignes vestales penchées. On le retrouve face à l’ampli sculptant la densité fantomale de trainées d’aurore boréale sourdes et mates, dans un pas de deux émolliant et quasi immobile avec l’espace des sons vibratiles émis.

De Jimi Hendrix, elle retient des textures sonores inédites, l’utilisation canalisée du feedback au fil d’une grande densité sonore (I Don’t Live Today) et une large palette de jeu. Qui va chez l’Américain du blues psychédélique à la fusion en passant par le jazz-rock, le hard rock, la pop et le rhythm’n’blues. La musicienne s’enthousiasme pour les enregistrements live du performer rock ultime, «si noise, avec un jeu de guitare très physique, où le son est principalement mouvement, extraordinaire! Mais j’aime aussi ces albums rock bluesy, son sens de la mélodie et de la tension, il se balade dans différents mondes et reste inégalé.»

Dialogue avec l’instrument

Si Hendrix a développé une foisonnante inventivité entre blues psychédélique, jazz-rock, heavy-metal et fusion, la Française, elle, allie noise, flottement ambient, hululement grunge et pizzicati contemporains notamment. Le tout à mi-chemin entre jazz improvisé distordu, postrock, grindcore nippon retenu et survitaminé, minimalisme sériel ou archaïque. A l’instar du guitariste japonais Taku Sugimoto ou de l’Anglais Fred Frith, elle semble soupeser chaque note, chaque son ou vibration avant de les jouer, les chargeant d’une incroyable vie énergétique. En concert, le dispositif est donc épuré à souhait. Posés sur le béton à même le public, guitare, pédale et ampli. Radicale et mélodique, l’approche se cristallise sur le geste, la corporéité et à la recherche sur l’instrument, son corps, sa source proche des micros, ses résonances, limites, extensions, arborescences, impuretés, souterrains audibles. Engager le dialogue avec ou contre lui, le circonscrire ou le laisser sonner en vibrations et réverbérations, le soutenir ou le violenter. Comme chez Ramuz, son écriture, ici musicale sur le vif, porte toujours en elle le corps et la main qui l’a engendrée.

En région parisienne, Nina Garcia a trouvé son port d’attache au cœur d’un lieu mythique de concerts et d’expositions emblématique de Montreuil et créé en 1991, Les Instants chavirés. Ce «lieu de diffusion pensé comme un laboratoire de musiques improvisées, expérimentales et bruitistes» rouvrira ses portes dans le monde plus solidaire et fragilement humain d’après la pandémie. Elle y anime des ateliers pédagogiques. Aux yeux de la guitariste très critique envers un système ultralibéral aussi inefficace que privé d’humanité, «il est indispensable de proposer au plus grand nombre d’autres modèles, d’autres représentations, d’autres points de fuites. Ces musiques sont un excellent outil pour cela, un espace où les questions de bien, de beau, d’académisme, de normes sont remises en question et débattues. Tout cela d’un point de vue esthétique évidemment. Mais j’ose penser que cela pourrait également se refléter dans nos modes de vie.»

Dans ces ateliers, il est également question «d’écoute, de valorisation, et d’accès à une pratique musicale pour tous et toutes». Partageuse, valorisante et émancipatrice. A l’image de la société – ose-t-on le penser –, qui émergera de la pire crise mondiale sanitaire, humaine et sociale depuis la grippe espagnole de 1918.

Site de l’artiste: parabailarlabamba.fr  A écouter sur bandcamp et youtube.