Vitalité culturelle sous l’Occupation

Histoire • Un colloque universitaire a montré l’ambiguïté de cette période, entre besoin d’évasion, collaboration et résistance.

Destruction de la statue de Garibaldi. (Bibliothèque municipale de Dijon, photo P. Gillet)

La vitalité de la culture (théâtre, cinéma, musique…) dans une situation d’oppression peut surprendre. Elle est en effet paradoxale. Par exemple, la fréquentation des salles de cinéma en France passe de 220 millions de spectateurs en 1938 à 305 millions en 1943 et 402 millions en 1945. Et cela alors que «toute la France, toute l’Europe est en prison», comme l’a écrit Jean Guéhenno dans son Journal des années noires. Il faut dire que la culture est un moyen d’évasion hors de la réalité, une fabrique de rêves, voire une niche de liberté.

A cela s’ajoute, même si la remarque est triviale, que les salles de cinéma et de théâtre sont chauffées, à une époque où tout le monde a froid et faim. Le colloque de Bordeaux, qui s’est tenu en 2010, a abordé une multitude de situations, en France et dans d’autres pays occupés pendant la Seconde Guerre mondiale. Et là, il faut faire des nuances. L’Occupation n’a pas revêtu le même degré de violence en France, en Flandre ou en Pologne, a fortiori dans les ghettos de Varsovie ou Theresienstadt.

Programmes divertissants

On constate d’abord que l’occupant a favorisé les programmes «légers» (revues musicales, opérettes, chansonnettes, théâtre de boulevard) visant à anesthésier les populations en les distrayant. Par exemple, le Grand Théâtre de Lyon connaît une embellie lyrique, avec entre autres des représentations de La Belle Hélène d’Offenbach… qui pourtant est juif. Le cinéma, lui, offre féerie et voyage dans un monde qui en est momentanément dépourvu. Tout cela se passe cependant dans un climat de restrictions, sous les bombardements alliés et en butte à la menace constante de la Gestapo. Plus gravement, le cinéma sert aussi à la propagande de l’occupant. Les actualités allemandes sont systématiquement diffusées, avec leur ton martial et leurs communiqués de victoires. Quant à l’ignoble film antisé- mite Le Juif Süss, il tient deux semaines à l’écran à Lyon et il est applaudi…

Les cinémas sont partout obligés de diffuser des films allemands. Même si les Actes du colloque n’en parlent pas, étonnamment, il faut rappeler que c’est sous l’Occupation que le cinéma français a produit plusieurs de ses chefs-d’œuvre, sous l’impulsion de réalisateurs comme Clouzot, Bresson, Carné, Becker, Autant-Lara.

La musique, plus intemporelle et moins «politique», échappe davantage à la censure. Celle-ci reste cependant agissante. Par exemple, à Toulouse, dans l’opéra Lakmé, les personnages de deux officiers anglais sont remplacés par des officiers allemands. Et l’épuration des musiciens juifs est menée avec détermination. En 1945, une autre épuration interviendra contre ceux considérés comme collaborationnistes et antiré-publicains.

L’idéologie de la Révolution nationale s’exporte dans l’Empire français. L’AOF (Afrique-Occidentale française) et l’AEF (Afrique-Équatoriale française) sont en effet laissées sous la juridiction de Vichy par les accords d’armistice de 1940. En réalité, la propagande vichyste ne diffère guère de celle de l’administration coloniale d’avant 1940. Elle chante les bienfaits du colonialisme, qui aurait apporté le progrès aux populations locales «barbares».

Mais c’est sur- tout Alger qui devient la vitrine du vichysme colonial. Le régime agit notamment, comme en France, à travers les mouvements de jeunesse et le scoutisme. Au contraire, des revues algéroises, tolérées et parfois interdites, entretiennent l’esprit de la Résistance. Fontaine est la première à publier le célèbre poème d’Eluard, Liberté.

Succès du jazz

Un phénomène étonnant et méconnu est le succès du jazz, pourtant considéré comme une musique «négro-judéo-anglo-saxonne» et dégénérée, et cela tant en France que dans l’Italie fasciste. Avec quelques arrangements: par exemple, à Turin, le jazzman Benny Goodman, qui est juif, est appelé Beniamino Buonuomo, et le noir Louis Armstrong devient Luigi Bracciaforte! A Paris et en province, les sections du Hot Club de France sont très vivantes pendant la guerre. Django Reinhardt, pourtant un Tsigane, catégorie considérée comme inférieure par la «science» raciale allemande, connaît un grand succès. Le jazz américain demeure présent pendant toute l’Occupation.

Le théâtre français oscille, quant à lui, entre Collaboration et Résistance. Cécile Sorel écrit en 1942: «Comme artiste dirigeante du Théâtre français, toute mon influence artistique est vouée au profit de la collaboration germano- française.» A la Libération, elle sera interdite de théâtre ad vitam. Il est cependant regrettable que les pièces de Sartre et Camus, jouées pendant l’Occupation, soient absentes de ce panorama.

Sous l’Occupation, une partie de la presse française s’est repliée à Lyon, capitale culturelle de la France dite «libre». La presse clandestine est y particulièrement vivace, avec Combat, Libération, Franc-Tireur et Les Cahiers du Témoignage chrétien.

Nice et Menton, soumises à l’occupation italienne, présentent un cas particulier. Une propagande fasciste intense vise à y promouvoir l’italianité. Et c’est paradoxalement Vichy qui s’attache à défendre le patrimoine français… Quant à Strasbourg, qui devient allemande, elle baigne entre 1940 et 1944 dans un univers essentiellement germanique. L’attachement à la grande musique allemande, de tradition plus ancienne, et qui donne lieu à des concerts très suivis, ne doit cependant pas faire croire à une adhésion au nazisme.

Grèce et ghettos d’Europe centrale

En Grèce, qui vit une Occupation très dure, accompagnée par une terrible famine, les salons de la haute société accueillent chaleureusement les officiers nazis. Mais la résistance armée est bien présente, sa plus grande organisation est le Front de libération nationale, dominé par le parti communiste grec. Quant à la résistance culturelle, elle se réfugie dans la littérature, notamment la poésie, et dans le théâtre. Des acteurs et des actrices sont d’ailleurs arrêtés et déportés en Allemagne.

En Pologne, la culture nationale qui, selon le plan nazi, doit être éradiquée, est systématique- ment discriminée. Mais un mouvement clan- destin s’organise, avec des lieux de spectacles alternatifs. Quant à l’enseignement supérieur, banni car les Slaves sont considérés comme des «sous-hommes», il prospère dans des appartements privés. On peut donc dire que les activités culturelles clandestines ont été un élément important du mouvement de résistance polonais.

Dans le protectorat de Bohême-Moravie, l’occupant veut germaniser Prague, considérée par lui comme allemande. Or la nation tchèque, au XIXe siècle, s’était largement construite autour de ses chorales et fanfares, et autour de ses musiciens (Smetana, Dvorak et Janácek). Il s’agit donc de germaniser et de nazifier l’espace sonore. Et cela notamment par l’introduction de la musique de variétés allemande, marquée par un exotisme tropical. Mais c’est un échec. Les orchestres tchèques continuent à jouer leurs grands compositeurs.

Le cas des ghettos est le plus tragique. Il peut paraître incongru de parler de culture à propos d’une population inexorablement vouée à la déportation et aux chambres à gaz. Et pourtant, il y a une volonté humaine de triompher de la mort. Ainsi, les ghettos de Varsovie et de Lodz possèdent un orchestre, des journaux, créent des chansons en yiddish, édifient des bibliothèques. Le cas de Theresienstsadt (Terezin en Bohême) est particulier, car les nazis, avec un cynisme particulier, en font un «village à la Potemkine», censé montrer au monde, et notamment à la Croix-Rouge, que les juifs y vivent dans des conditions idylliques. En 1944, un film tchèque y est même produit, selon le scénario du réalisateur juif allemand Kurt Gerron. Celui-ci sera déporté à Auschwitz avant la fin du tournage.

Dans le ghetto de Varsovie sont rassemblés et cachés de nombreux témoignages sur les conditions de vie dans celui-ci, sous la direction de l’intellectuel Emmanuel Ringenblum.

En résumé, le tableau qu’offre l’Occupation diffère singulièrement selon les régions soumises à l’Allemagne. Et la culture ne présente pas d’image univoque. Tantôt collaborationiste, tantôt acquise à la Résistance, elle reste le plus souvent hors du champ politique, jouant le rôle d’exutoire pour une population soumise à de multiples privations et à l’humiliation générée par la présence pesante des vainqueurs.

 

Source: Villes et culture sous l’Occupation. Expériences françaises et perspectives comparées, sous la dir. de Françoise Taliano-Des Garets, Paris, Armand Colin / Recherches, 2012, 358 p.