Survivre à la Shoah

Livre • Le récit à deux voix de Kurt et Catherine Rübner-Breszlauer est un bouleversant témoignage de rescapés du génocide nazi.

Le livre raconte le parcours de vie de deux juifs de Pologne et de Hongrie. (Alphil)

Le chiffre brut des victimes de l’Holocauste (3 ou 6 millions, le nombre est discuté) ne doit pas faire oublier que, derrière chacune de ces personnes innocentes, il y avait un homme, une femme, un enfant, qui avait eu une vie antérieure, des amitiés, des amours, des joies et des peines. C’est pourquoi les récits des rares rescapés sont si importants.

Kurt et Catherine Rübner-Breszlauer se sont mariés à Genève en 1951. Ils ont ensuite vécu dans le Jura bernois, où ils ont fondé une famille. C’est à la demande de leurs enfants qu’ils ont rédigé leurs mémoires. Kurt est décédé en 2005, et c’est son épouse qui achevé son texte. La Préface courte et claire de l’historien Marc Perrenoud pose le contexte du génocide en Pologne et en Hongrie, où il est survenu tardivement dans ce dernier pays, en 1944, alors que l’Allemagne nazie allait déjà de défaite en défaite.

Face à l’antisémitisme: le récit de Kurt

La famille de Kurt vivait à Bielsko-Biala, en Pologne, près de la frontière tchécoslovaque. Elle appartenait à la petite bourgeoisie juive. Son père, commerçant en céréales, était sioniste. Ses parents fréquentaient la synagogue et respectaient les fêtes juives. Kurt, né en 1926, a connu une enfance et une adolescence «normales», cependant ancrées dans le cadre de la communauté hébraïque: école primaire juive, jardin d’enfants juif, camps de vacances juifs. Il se rappelle n’avoir eu aucun contact avec les Polonais catholiques de son âge. Il a senti l’antisémitisme grandissant.

En 1939, alors que la progression de la Wehrmacht est foudroyante, une grande partie de la communauté juive fuit Bielsko-Biala en direction de l’est. Le récit de cet épisode rappelle ceux de la débâcle de mai-juin 1940 en France. Or, suite aux accords liés au Pacte germano-soviétique, l’Armée rouge envahit l’est de la Pologne. Paradoxalement, c’est ce qui va sauver Kurt et une grande partie de sa famille. Celles et ceux qui sont restés sur place seront massacrés. Le gouvernement de Moscou envoie les réfugiés juifs en Sibérie, puis en Asie centrale, à Fergana dans la République soviétique d’Ouzbékistan. Ils y sont relativement bien traités, même par les officiers du NKVD. Kurt fait un apprentissage dans une fabrique de tissage. Il constate les failles du système économique soviétique: par exemple, les ouvriers volent systématiquement du tissu dans l’usine, arguant que «tout en URSS appartient au peuple»… Il acquiert la nationalité russe. Mais pour échapper au service militaire, il devient étudiant dans une école rattachée au ministère de l’Industrie lourde.

En 1945, il retourne en Pologne. Il adhère à une organisation sioniste favorisant l’aliyah (montée en hébreu), c’est-à- dire l’émigration en Palestine. Mais celle-ci est encore sous mandat britannique, qui bloque l’immigration. L’affaire du bateau Exodus est resté dans toutes les mémoires… même si Kurt Rübner admet qu’elle a été exploitée par l’Agence juive pour émouvoir l’opinion mondiale. Dans ce but, il gagne l’Italie en espérant s’embarquer pour la Terre Sainte. Il prend le nom hébreu de Shlomo. L’immigration s’avérant impossible, il part pour Genève où il devient étudiant dans une école de l’ORT (Organisation Reconstruction Travail), qui vise à la réinsertion des réfugiés juifs victimes du nazisme.

En 1950, il effectue un voyage en Israël, où se sont établis ses parents. Il est fasciné par le mode de vie dans les kibboutz. Néanmoins, sa vie se déroulera désormais en Suisse. Le 7 novembre 1951 a lieu son mariage religieux avec Kitty. Il est célébré par le Grand Rabbin de Genève, le Dr Alexandre Safran, une sommité du judaïsme. Là s’arrête son récit.

L’histoire de Kitty, dite Catherine

Kitty naît en 1932 à Budapest. Elle aussi a connu une enfance «normale» et une éducation bourgeoise où l’on parlait autant l’allemand que le hongrois. La famille pratique cependant fidèlement les rites juifs. Le récit de cette enfance, riche en anecdotes, présente un intérêt plutôt familial: maladies, jeux, excursions, leçons de piano… Elle commence par fréquenter l’école publique, jusqu’au jour où ses camarades, sortant d’un cours de religion dispensé par un curé, lui tombent dessus en vociférant: «Vous avez tué Jésus! Vous avez tué Jésus!» Elle entre alors dans une école primaire juive.

La Hongrie fascisante du régent Horthy est ouvertement antisémite, mais jusqu’en 1944 rien de grave ne menace la communauté juive qui a pleine confiance en sa nationalité hongroise. Tout bascule le 19 mars 1944, quand la Wehrmacht envahit la Hongrie, pourtant son alliée contre l’Union soviétique. Puis les ordonnances antisémites se succèdent: obligation de déposer tous ses bijoux et autres valeurs, port obligatoire de l’étoile jaune, remise de son appartement à une famille «aryenne» Les Allemands, commencent par des razzias de Juifs qu’ils fusillent le long du Danube. Puis c’est la grande tragédie: avec l’aide complaisante des Croix fléchées, les fascistes hongrois, 440’000 juifs hongrois sont déportés vers Auschwitz entre le 14 mai et le 8 juillet. Kitty, sa sœur et ses parents échapperont «miraculeusement» aux chambres à gaz. Cela est dû à un épisode peu connu. Reszö (Rudolf) Kasztner, sioniste et socialiste hongrois, est entré en négociations avec Adolf Eichmann.

Finalement, au terme de ce marchandage, 1684 personnes pourront quitter Budapest pour la Suisse, en échange de quelque 7 millions de francs suisses. Plus tard en Israël, Kasztner, considéré comme un traître, payera cher ce «pacte avec le diable». On lui intentera un procès, dont il ne verra pas la fin. Il sera assassiné en 1957 par un fanatique juif.

Pour la famille Breszlauer, l’embarquement a lieu le 1er juillet 1944. Mais les nazis ne tiendront pas leurs promesses! Les rescapés de l’Holocauste sont détournés vers le camp de Bergen-Belsen. Même si Catherine considère ce lieu comme un «camp privilégié», car ce n’est pas un camp d’extermination systématique, la vie y est très dure. Un instant, leur groupe croira être emmené à la chambre à gaz, ce qui déclenche une terrible scène de panique et de hurlements. Mais pour une fois, il s’agit d’une vraie douche. Hélas, la sœur aînée de Kitty, Eva, meurt au camp lors d’une épidémie de rougeole.

Un sentiment de culpabilité fréquent chez les survivants taraudera longtemps Catherine. On peut regretter que l’auteure n’accorde que peu de place à l’épisode du camp. Mais, comme elle l’écrit elle-même, elle a «voulu oublier la douloureuse expérience de sa famille pendant la guerre» et n’en a pas parlé à ses enfants. Peut-être ce besoin de se libérer d’un lourd secret l’a-t-elle conduite à devenir plus tard psychanalyste.

La fin de son récit raconte son accueil en Suisse, où elle débarque le 21 août 1944. Après des séjours dans trois lieux d’internement différents, elle vivra à Genève, où ses parents la rejoignent en 1946. Et en 1951 c’est son union avec Kurt… Ainsi s’achève ce double témoignage, souvent poignant, mais non dénué d’humour, et toujours vivant.

 

Kurt Rübner, Catherine Rübner-Breszlauer, Nos chemins vers la liberté. Récits de deux survivants de la Shoah, Neuchâtel, Editions Livreo-Alphil, 2018, 230 p.