La gauche radicale et les trois défis actuels

La chronique de Jean-Marie Meilland • Nous affrontons aujourd’hui trois défis qui s’entremêlent tout en ayant chacun une urgence temporelle différente.

Marche pour le climat en 2018 à Paris. (Jeanne Menjoulet)

Ces dernières années, il est coutumier d’entendre que les partis de gauche traditionnels, modérés comme radicaux, ne seraient plus adaptés à une nouvelle donne où l’industrie a profondément changé et où la classe ouvrière, affaiblie, ne pourrait plus mener les combats clés de la société. D’autant plus que l’ancienne gauche est accusée d’avoir soutenu autant que la droite le productivisme destructeur de l’environnement. Je voudrais au contraire montrer que la part combative de la gauche, quelle que soit sa force numérique, est indispensable dans les luttes pour affronter les trois grands défis auxquels nous sommes confrontés, du fait de son aptitude à défendre l’approche complexe que notre époque exige.

En effet, nous affrontons aujourd’hui trois défis qui s’entremêlent tout en ayant chacun une urgence temporelle différente. D’abord, il y a les contraintes que le système capitaliste consumériste continue d’imposer. Ensuite il y a les efforts que l’on commence à réaliser pour mettre en route une transition écologique. Enfin il y a la nécessité d’envisager la possibilité que cette transition écologique, entreprise trop tard, n’aboutisse pas et qu’il faille se préparer à des changements radicaux liés à un effondrement (1). Le premier défi implique des réponses immédiates, le deuxième revêt une urgence de plus en plus grande, quant au troisième, hypothétique, il est tout de même plus éloigné, même s’il pourrait survenir brusquement.

Pour celles et ceux qui n’ont pas comme seul projet de maintenir la croissance néolibérale quel qu’en soit le prix, dans l’esprit d’un «après nous le déluge», on constate très souvent une concentration sur l’un des défis, avec une tendance à négliger ou à relativiser les autres. La gauche modérée, généralement convaincue du caractère indépassable du capitalisme qu’elle envisage seulement d’humaniser, reste fixée au souci d’une meilleure redistribution, même si elle se préoccupe aussi de transition écologique. L’écologisme des partis verts, tout en reconnaissant l’importance de la politique sociale, s’investit principalement dans la transition écologique. Quant à la minorité des décroissants et adeptes de l’effondrement, elle se projette dans un avenir où tout sera à reconstruire, et adopte parfois des positions presque mystiques. S’il est une force politique capable d’affronter théoriquement et pratiquement ces trois défis plus ou moins urgents, c’est assurément la gauche radicale qui, à cause de son anti- capitalisme, est seule à être polyvalente dans les circonstances actuelles.

De par son histoire et son engagement aux côtés des milieux populaires, la gauche radicale poursuit son combat dans le cadre du système capitaliste pour éviter que les salarié.e.s et les moins favorisé.e.s soient les grands perdants de sociétés qui sont gérées au profit des plus riches. La crise économique qui se profile suite à la pandémie de coronavirus montre bien qu’en l’absence de volonté politique des gouvernements et sous peine de jeter des millions de chômeur.se.s dans la détresse, l’urgence est d’abord de maintenir des emplois, des assurances sociales et des ser- vices publics efficaces pour toutes et tous. On ne sortira pas en quelques années comme par miracle de la société de consommation. La gauche radicale n’est pas seule à mener cette bataille, mais à travers ses partis, ses élu.e.s, sa participation aux syndicats et associations, son expérience des mobilisations, elle y joue un rôle important. Son anticapitalisme lui permet en plus de proposer des solutions cohérentes: le contrôle démocratique de l’économie n’est-il pas la clé des problèmes du fonctionnement de l’économie actuelle?

Pour le deuxième défi, environnemental, la gauche radicale soutient aussi toutes les transformations nécessaires pour améliorer la situation présente, notamment le remplacement progressif des énergies fossiles par des énergies renouvelables et le passage progressif de l’agriculture industrielle exportatrice à l’agriculture biologique relocalisée. En cela elle rejoint la gauche modérée et les écologistes, et outre son implication dans les mobilisations écologistes, elle est seule, du fait de son anticapitalisme, à défendre les moyens efficaces du contrôle public pour imposer les restrictions et les investissements considérables requis face à la dégradation de la nature.

Quant au troisième défi, il n’est aujourd’hui vraiment traité que par une petite minorité de décroissants et de collapsologues. Et pourtant, il est bien possible que malgré toutes les améliorations apportées, ils aient raison et que la société industrielle aille droit dans le mur. Dans ce débat, tous les mouvements modérés, quels qu’ils soient, préfèrent se bander les yeux et se boucher les oreilles. Ceux qui s’y consacrent ont fort peu de moyens et en appellent à une révolution intérieure. La gauche radicale, ici encore, peut apporter un riche patrimoine d’expériences (sociétés mutuelles, coopératives de production, coopératives de consommation), fondées sur son attachement au collectif, et rappeler l’importance de l’organisation sur le long terme. Son anticapitalisme et son espoir d’émancipation la prédispose à ne pas tenir plus que tant à un univers technologique aliénant, et à discerner dans son dépassement un grand potentiel de libération.

Ainsi la gauche radicale a des capacités diverses à exploiter. Elle ne s’en tient pas aux institutions et aux syndicats comme la gauche modérée, elle ne se limite pas aux institutions et aux associations comme les écologistes modérés, elle ne se contente pas de mobilisations dans la rue ou de diffusion d’informations comme beaucoup d’écologistes radicaux ou de décroissants. Elle peut s’investir dans toutes ces dimensions. Mais il est aussi primordial d’affirmer qu’elle n’a pas à prendre le contrôle ou la direction de toutes les autres forces (elle n’en a d’ailleurs pas les moyens). Elle a seulement à prendre part, avec les autres dans leur riche diversité, à un mouvement d’ensemble, où elle aura l’avantage d’embrasser du regard la multiplicité des possibilités d’action et d’en avoir une approche synthétique.

La gauche radicale, pour l’heure, n’est sans doute pas toujours prête à assumer cette orientation. Si elle relève avec clarté les deux premiers défis, elle paraît en revanche plus timide sur le troisième. On la voit aussi souvent perpétuer en son sein de vains combats pour savoir qui détient la vérité. Elle est également parfois réticente à mieux prendre en compte tout l’héritage socialiste anticapitaliste, qui est plus large que l’indispensable tradition marxiste (j’espère que ces quelques remarques ne sont pas trop hérétiques).

Quoi qu’il en soit, s’il est un courant politique dont on ne pourra pas se passer, c’est incontestablement de la gauche radicale: tant que durera la domination culturelle néolibérale, elle sera numériquement faible, mais nul besoin d’être très nombreux pour apporter des éléments décisifs!

1) L’Encyclopédie du développement durable (https://www.encyclo-ecolo.com/Epuisement_des_ressources_naturelles) mentionne que nombre de ressources (argent, cuivre, fer, …) seront bientôt épuisées. Comme certaines sont nécessaires aux énergies renouvelables, on voit que si on développe ces dernières massivement, elles vont aussi disparaître, et que si on veut prolonger le délai, il faudra y recourir avec modération. Et si l’on trouvait de surabondants matériaux de substitution? Il est prévisible qu’en les exploitant intensivement, ils arriveraient eux aussi assez vite à épuisement.