La danse genevoise renaît en ligne

DANSE • 70 artistes, compagnies et écoles de danse basés à Genève ouvrent des fenêtres multiples sur leur travail sous des angles et définitions contrastés. Au fil de 77 vidéos. Une richesse chorégraphique qui ne veut pas disparaître. Avec  comme horizon, un état d’urgence créatif et poétique hérité de Mai 68 et son slogan: «On veut on peut on doit».

"Scène Danse Virtuelle". L'incroyable diversité chorégraphique des scènes genevoises enfin révélée sur le net.

Ensemble, on va plus loin. Aujourd’hui les actrices et acteurs de la danse s’interrogent sur leur présent et leur devenir. On les découvre fragilisés, encore plus précarisés, bousculés par les crises pandémique et économique et un retour aux scènes souvent incertain. Celui-ci devient un vrai challenge sous les contraintes sanitaires et de distanciation sociale. A ces artistes, Il fallait ainsi redonner corps, expressions et visages. C’est chose faite avec la Scène Danse Virtuelle. 8 heures de vidéo réparties en 5 programmes à découvrir sur le net.

Créations en semi-confinement, vidéos d’art, alliage entre solo et poésie (Paul Eluard pour le graphique et magnifique solo Mur_mur de Lia Beuchat) ou récit de soi. Mais aussi montage commenté d’une création, extraits de spectacles live et teasers dessinent un kaléidoscope de styles. Le programme témoigne d’une belle variété chorégraphique aujourd’hui mise à mal par une crise économique et sociale d’une ampleur historique. Voici une manière de «sensibiliser aux métiers de la danse», souligne l’association les Rencontres Professionnelles de danses – Genève qui a coordonné ce bouquet d’expressions chorégraphiques.

Temps dilué

«Le temps s’étire… s’étire. Qu’est-ce que le temps? Où es-tu? Que fais-tu? A quoi rêves-tu?», murmure la voix respirante de Deborah Chevalier déployant ses postures contact-release. En régime semi-confinée, la danseuse est posée sur un fin balcon marbré rappelant les premiers solos de la chorégraphe postmoderne américaine historique, Lucinda Childs. Avant de s’échapper du cadre dans une virevolte évoquant de loin en loin Isadora Duncan (L’art du présent – Balcon finé).

Inspiré d’une inversion de la formule due au philosophe français Descartes, deux corps chaloupés oscillent lentement comme herbes kunai au vent. Ils sont ceux, somatiques et pulsionnels, électriques et en transe répétitive, groovy, émancipatrice d’un étonnant prodige, Léa Deschaintres et d’Ilario Santoro. Ce dernier est un chorégraphe et danseur venu du hip hop. Il témoigne face caméra: «Quand je danse, je pense moins. Du coup, je me sens bien.» (Je pense donc je ne suis pas).

«Black Dancing Lives Matter»

L’aurait-on oublié? En danse aussi, «Les Vies Noires Comptent». Issu, à l’en croire, de la même ethnie que Yannick Noah, le Camerounais d’origine Ivan Larson nous fait sa Saga Africa à l’envers. En live enregistré, les secousses percussives endiablées immergent dans le ghosting ou enroulement sur soi – ici en vrille – cher tant au danseur flamenco des solitudes, Israel Galván, qu’au démiurge américain contemporain, William Forsythe. L’alphabet chorégraphique du jeune homme met en exergue un condensé ou compendium de sources: racines arabo-andalouses, traditions africaines revisitées – les sauts en vrilles des transes gnaoua ou de fier guerriers Masaï – , le contemporain ironique et décalé et un hip hop déstructuré.

Extérieur jour. La rade du bout-du-lac. Au cœur d’une image faisant son miel de couleurs désaturées, Jocelyn Kagina fiche sa petite reine contre un muret et pose son sac à dos. Sur un somptueux flow électro house en ressac amniotique, les lignes de corps fuselées, racées du jeune homme se déploient entre contraction et expansion. On le découvre accroupi en méditation respiratoire avant de s’élever. Tel un chant ductile, son buste fait rouler ses volumes. Les bras lianes ondulent évoquant la crête des vagues. Sa danse ouvre sur l’espace par un une chanson de gestes venues d’un hip hop songeur et de danses des mineurs sud-africains notamment (Breath).

Sons, états de corps et distance

La création KlangTanz par la compagnie Agneta&cie et le collectif de batteurs Dong Bâh aurait dû être présentée à l’Alhambra, au sein de la Fête de la Danse de Genève, le 16 mai 2020. Comme de très nombreux spectacles aux prises avec la pandémie de Covid-19, sa création a été annulée.

Pour sa variante vidéo, Klang (dis)Tanz, l’une des plus belles promesses actuelles de la danse contemporaine helvétique, Sarah Waelchli, tire parti du temps suspendu en confinement pour se poser sous la douche, le regard indécis, tendu de l’attente se basant sur des appuis intenses au sol. L’atmosphère est rendue hors du commun par une pose totémique, sculpturale par la danseuse et chorégraphe sur la rambarde de son balcon. Le corps féminin nu quitte alors sa forme humaine pour aller vers une abstraction à l’inquiétante étrangeté.

Aux confins du réel

En fin d’après-midi mourante à sa fenêtre, elle filme son visage recouvert d’un voile de cheveux laissant surgir son œil. La séquence rappelle les jeunes filles hantées et leurs apparitions spectrales tourmentant les vivants du cinéma nippon (The Grudge, The Ring). Jointe à Berlin, l’artiste évoque une étude chorégraphique, prélude à la création de sa pièce dansée Shritt. Elle fut menée à plusieurs danseurs disséminés aux quatre coins de l’Europe. Ceci avec un son, un mouvement minimaliste confinés dans un décor quotidien «rendu extraordinaire en étant attentive à la lumière, au cadrage et à l’angle de vue. Le dessein est aussi de rendre une visibilité au son et une écoute audible, perceptible au corps».

En parallèle et vu en contrebas, un danseur chaloupe son bougé lancinant au cœur d’un espace vert cerné par le béton. «Cette vidéo a été réalisée dans une forme de ras-le-bol quotidien face à l’enfermement». Le solo masculin incarne exactement cela, reconduire indéfiniment le même mouvement sur un point fixe. «C’est une situation contrainte semi-confinée singulière, douloureuse pour les danseurs. Faire des exercices à la maison, cela va un moment. Mais cet état de fait et de corps est aux antipodes des besoins de la danse comme pratique».

Dancewalk humaniste autour du monde

Pour déconfiner les imaginaires, le montage des 77 vidéos s’ouvre sur les stimulantes et inventives Dancewalk collectives, partageuses, frondeuses, festives conduites aux quatre coins de la planète par le chorégraphe et interprète Foofwa d’Imobilité. De Saint-Pétersbourg à la Chaux de Fonds, de Paris à Bamako, ces danses parades de rues se cristallisent depuis 2015 sur une pratique de «l’êtreprésentlibre». Cet état de permet aux œuvres d’être perméables à l’imprévisible, au spontané, à l’authentique.

La Dancewalk? Une aventure humaniste à travers un acte artistique dans l’espace public. Ainsi, en caméra semi-cachée, à Téhéran, Foofwa d’Imobilité esquisse des mouvements dansés scandant sa marche détendue et ciselée parmi la foule d’un bazar ou dans le sillage d’une étudiante portant le foulard obligatoire. Ensuite, il se glisse sous une allée couverte en chantier pour un solo rapatriant nombres des composantes de son travail chorégraphique depuis 2000. L’air de rien, voici un exploit d’une rare audace au chapitre de la liberté d’expression. En Iran, la danse est strictement interdite dans l’espace public. Et allier la marche et la danse est une manifestation subversive.

«Un.e dancewalkeureuse est tout à la fois concentré sur la performance et ouvert à la discussion et interaction avec les autres et l’environnement, ce qui donne ce mélange d’application et de « décontractation »… En ce sens, une œuvre d’art « glocale », comme l’est une Dancewalk, ne peut plus être un objet post-industriel à reproduire et à distribuer à volonté. Sa production devient une entité vivante nécessitant l’intégration des particularités locales pour être achevée, nécessitant la collaboration d’autres personnes sur place afin d’être réalisée de manière équitable et unique», précise le site de l’artiste.

Grande variété des styles

Pour mémoire, chaque année, l’habituelle Scène danse est un événement public gratuit s’inscrivant dans le cadre de la Fête de la Musique, annulée entre-temps pour cause de Covid-19. Au préalable, le déménagement de l’Association pour la danse contemporaine à la Place Sturm avait conduit à reconfigurer ce rendez-vous très attendu.

En janvier dernier, un groupe de travail réunissant notamment danseurs et chorégraphes fut chapeauté par les Rencontres Professionnelles de danse – Genève. Il a d’abord proposé une alternative scénique devenue finalement virtuelle, pandémie oblige. Si nombre des vidéos dansées sont visibles individuellement sur YouTube au gré de sites des artistes et compagnies, leur regroupement sur huit heures – sans sélection préalable – a fait l’objet d’un montage au noir et d’un étalonnage son minutieux. Le travail se révèle soucieux de soigner ses rythmes et dispersions, échos et contrepoints entre des univers chorégraphiques et esthétiques aux paysages corporels d’une remarquable diversité.

Bertrand Tappolet

Scène Danse Virtuelle. 8 heures de vidéo réparties en 5 programmes. Du 19 au 21 juin. A découvrir sur: https://vimeo.com/event/101653. Et pour certaines créations sur Vimeo ou You Tube, au-delà de ses dates. Rens. et manifeste de soutien à signer en ligne: www.rp-geneve.ch