L’image à l’ère de l’inattendu en forêt

Exposition • A Vevey, la Biennale des arts visuels propose un périple au cœur de forêts. Il dévoile des cultures indiennes péruviennes («Aya»). Mais aussi les sites et chansons de violences contre les femmes dans l’Amérique sudiste («Dark Waters»).

Réactiver les rituels chamaniques dans une atmosphère brumeuse de dialogue entre les mondes et avec la Nature. «Chaman». Série «Aya», 2020. (Yann Gross & Arguiñe Escandón)

Malgré les contraintes sanitaires, sur le terrain de la résidence d’artistes de La Becque, on arpente en plein air l’exposition Aya, qui signifie en langue indigène quechua «fantôme, âme, esprit, mort ou cadavre». Le mot désigne aussi l’esprit d’un défunt privé de rituel funéraire, prisonnier entre les mondes des vivants et celui des trépassés. Afin de repousser cet esprit, les indigènes utilisent du tabac soufflé, plante cardinale du chamanisme. Le couple artistique et à la vie formé du Veveysan Yann Gross et d’Arguiñe Escandón, native de Bilbao, refigure cette «iconographie mystique».

Imaginaires amazoniens

On découvre ainsi des hommes soufflant du tabac avant de pénétrer dans la forêt ou lors d’un rituel, le bain de fleurs. Le duo a fait l’expérience sensorielle d’un mode de prise de vue initiatique. Ceci en consommant de l’ayahuasca, puissante plante hallucinogène utilisée depuis des millénaires par des tribus chamaniques, lors de leur premier séjour au cœur de l’Amazonie péruvienne en janvier 2017.

A l’entrée de l’exposition, l’œil s’arrête sur des instantanés ethnographiques du 19e s. réalisés par l’explorateur et photographe franco-allemand Charles Kroehle lors de la colonisation pour l’extraction du caoutchouc. Ainsi une carte postale colorisée où des indigènes péruviens posent derrière la dépouille d’un crocodile. Puis aux palissades vertes d’un enclos, s’affichent des portraits d’indiens péruviens privilégiant les tons sourds et assombris.

Rituels refigurés

Prenez cette femme de 94 ans portant une aile de grue, reflet d’une poétique du vivant.
«Dans nos cultures, on voit ce cliché telle une image iconique, religieuse, l’aile d’un ange. Or pour ces communautés indigènes, il s’agit d’un élément utilisé lors de cérémonies où l’humain devient animal de la forêt. Dans la réalité amazonienne, le rapport au végétal, au non-humain est de l’ordre de prélever ce qui satisfait aux besoins essentiels. Une manière de réguler la faune dans un rapport respectueux à un écosystème dramatiquement impacté au Brésil par l’agriculture intensive et les incendies. Mais moins au Pérou avec l’exploitation du pétrole et l’orpaillage», estime Yann Gross.

D’où un saisissant dialogue entre une représentation archétypale de l’exotisme et le vécu des artistes auprès de communautés visant à réinsuffler à la jungle quelque chose de sa présence et de son esprit originels. Une manière singulière de questionner la construction des imaginaires.

Tirages naturels

Effectués grâce à des plantes exotiques et médicinales, certains tirages sont suspendus aux hautes branches d’un arbre qu’entoure une enceinte boisée. Stefano Stoll, directeur du Festival Images Vevey souligne «un lien fort au photographique. Plutôt que le révélateur chimique, un jus de plantes amazoniennes est utilisé. Pour réinventer une technique de développement photo.»

L’humain perd ici son statut d’exception, il n’y a pas de hiérarchie entre espèces, dans une vision fidèle à l’animisme. «Au moment de sa destruction massive, la forêt semble encore traversée par des esprits, des prophéties et les puissantes forces de la nature», écrit Joël Vacheron dans le livre accompagnant l’exposition (Ed. RM).

Violences de la culture populaire

Grâce au Grand Prix Images Vevey (40’000 frs), Kristine Potter, installée à Nashville, berceau de la musique country, a conçu Dark Waters. Soit une série interrogeant les archétypes et manifestions de la violence extrême innervant la culture populaire masculine du Sud des Etats-Unis. Premier volet: de somptueux portraits noir-blancs de femmes habillées comme à l’époque coloniale et baignés à l’accrochage d’une lumière évoquant un au-delà sépulcral.

Second temps, des sites forestiers et fleuves avec le principe de l’eau-miroir. L’esthétique s’inspire ici de la grande tradition de la photographie de paysages américaine. Voici des lieux-dits aux noms glaçants tel Etang du viol. Il s’agit d’«une composante narrative comprenant personnes, objets ou événements saisis près de l’eau, comme répondant à l’énergie des sites», relève la photographe.

Ballades de meurtriers

Pour Stefano Stoll, la question ici posée est la suivante: «Comment les violences faites aux femmes durant les processus de colonisation du Sud des Etats-Unis imprègnent encore tant la culture que les paysages américains?» Pour son film d’inspiration lynchienne, l’artiste met en scène, dans un noir-blanc charbonneux, les concerts de cinq musiciens country folk interprétant dans un bar des Murder Ballads (auxquelles le rocker australien Nick Caves a consacré l’entier d’un album dans les années 90 avec la collaboration de  Kylie Minogue, ndlr), ballades cruelles traditionnelles sudistes.

«Nombre de femmes tuées dans ces chansons le sont en forêt. Avant d’être abandonnées sur place ou dans le lit de rivières. Les raisons de ces meurtres sont que la compagne est enceinte, a regardé un autre homme ou ne voulait pas se résoudre au mariage. Ou toute manière d’être hors du contrôle et de l’emprise du meurtrier», souligne l’artiste.

Revanche symbolique

L’ultime titre a été écrit pas son interprète, Jim Lauderdale. Il y dépeint les femmes victimes de ces chansons revenues hanter leurs bourreaux, «un chant vengeur», selon Kristine Potter. Marquée par un rythme paisible et une étrange beauté, la plus tristement célèbre est la sinistre Knoxville Girl. Un homme se promène avec une femme qu’il bat à mort alors qu’elle le supplie. Puis jette son cadavre à la rivière Il est incarcéré à vie à vie «parce que j’ai assassiné cette fille de Knoxville, la fille que j’aimais si bien», chante-t-il. Ou le supposé amour à mort.

Si le dispositif impressionne par sa mise en espace, le travail s’inscrit dans une approche classique convoquée pour l’investigation photographique. Elle alterne portraits et images documentaires de lieux mémoriels ou plutôt suggestifs, ajoutant des éléments de fiction. Que l’on songe aux réalisations plus complexes dans leur narration de Virginie Rebetez (Out of the Blue autour d’une jeune disparue aux Etats-Unis) ou Laia Abril, photographe archiviste des violences faites aux femmes (Lobismuller, Feminicides).

A l’en croire, Kristine Potter convoque photographie et film pour «créer une structure narrative qui entre et sort de la réalité, des faits, du récit et de la mythologie». Ceci afin que le spectateur «remette en question ce qui est réel, séduisant et effrayant.» Vertigineux et dérangeant.

Images Vevey. Jusqu’au 27 septembre. www.images.ch. Sites des artistes: yanngross.com et kristinepotter.com