Comment les esclaves se sont auto-émancipés

Histoire • Longtemps, l’émancipation des esclaves fut considérée comme l’œuvre des abolitionnistes blancs. Ancienne professeure à l’Université du Texas et de Genève, Aline Helg a fait le récit des insoumissions et de l’auto-libération des esclaves noirs à l’occasion d’une conférence de L’Atelier à Genève. Interview

«A Ride for Liberty». (Eastman Johnson)

Tout au long du XIXe siècle, les Etats vont progressivement supprimer l’esclavage sur leur territoire ou dans leurs colonies sous l’influence du mouvement abolitionniste, l’Angleterre le faisant en 1838, la France en 1848, les Etats-Unis à l’issue de la Guerre de sécession (1861-1865). Au-delà de cette historiographie officielle, vous montrez dans votre livre «Plus jamais esclaves!» (Ed. la Découverte), qu’avant ces abolitions, les esclaves avaient déjà réussi à être les acteurs de leur émancipation.
Aline Helg  En menant une étude comparative et transversale sur tout l’espace des Amériques et ce depuis l’arrivée des Espagnols en 1492, on constate qu’il y a littéralement des centaines de milliers d’esclaves qui ont réussi à se libérer avant même que l’abolitionnisme commence à prendre forme. Il faut toujours avoir à l’esprit une donnée démographique fondamentale. Jusque dans les années 1820, moment des indépendances latino- américaines, les Africains esclavisés sont quatre fois plus nombreux à arriver sur ces terres que les colons. Ce rapport ne sera changé qu’à partir des grandes vagues de migration européenne entre le milieu du XIXe siècle et la Grande Dépression.

Plutôt que de grandes révoltes assez rares comme la révolution haïtienne (1791-1804) de la colonie française de Saint-Domingue, cette émancipation a pu passer par la fuite des esclaves. Quelle a été son importance?

Le marronnage a incarné la principale forme de révolte des esclaves jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Dans l’aire de colonisation espagnole, des Africains fugitifs sont parvenus dès 1533 à se réfugier à l’intérieur des terres où ils sont entrés en contact et souvent se sont unis à des Amérindiens, donnant naissance à des communautés marronnes, que la couronne royale a entériné en 1620. Vers 1720, le nombre de marrons en Jamaïque s’élevait à plusieurs milliers et leurs communautés continuaient d’attirer de nouvelles recrues auprès des 80’000 esclaves alors présents sur l’île, au point que les Britanniques ont dû se résigner à signer des traités de paix avec eux. A l’opposé, la France de Louis XIV a mené une répression impitoyable. En 1685, le Code noir de Jean-Baptiste Colbert est adopté pour les Antilles françaises, stipulant que tout fugitif disparu pendant un mois aurait les oreilles coupées et serait marqué d’une fleur de lys, puis il aurait le jarret coupé en cas de récidive, et serait exécuté à la deuxième récidive.

L’achat de la liberté ou l’engagement militaire auprès des colonisateurs va aussi permettre aux esclaves de gagner leur liberté. Comment cela se passait-il?

L’affranchissement légal, le rachat de la liberté ou la coartación (possibilité d’acheter progressive- ment sa liberté après le versement d’un acompte substantiel) étaient particulièrement développés dans les colonies hispaniques et portugaises. Cette manumission (affranchissement) était héritée du droit romain et avait été codifiée dès le XIIIe siècle par la législation péninsulaire, où l’esclavage d’Africains et de ladinos (esclaves d’ascendance africaine européanisés) s’était développé avant d’être étendu dans les Amériques.
Presque partout, la majorité des affranchis étaient des femmes, non pas parce que ces dernières auraient été des concubines que leurs maîtres blancs auraient libérées, comme les historiens l’ont longtemps supposé, mais parce que l’esclavage urbain était largement féminin – au contraire de l’esclavage rural, plus masculin. Dans les villes, des femmes esclavisées parvenaient à mettre de l’argent de côté grâce à des activités annexes de vendeuse ou de lavandière, par exemple, en surplus de leur travail dans la maison de leurs maîtres. Dans les colonies britanniques, néerlandaises et françaises, cet auto-affranchissement était peu encouragé, voire interdit, et strictement dépendant de la volonté du maître. La Louisiane, colonie française en 1719 devenue espagnole en 1763, illustre combien l’affranchissement dépendait des législations et aussi de l’aptitude des esclaves à saisir cette opportunité légale de se libérer dès qu’elle existait: elle comptait peu d’affranchis avant 1763, quand les auto-manumissions ont commencé à se multiplier.
Au fil du temps, c’est aussi grâce à l’engagement militaire que des esclaves- des hommes cette fois- ont pu conquérir leur liberté. Dès 1660, des esclaves ont été intégrés dans des milices de couleur en défense des ports de Cuba contre les Anglais. A partir des années 1770, avec le début des guerres d’indépendance sur le continent américain, ils seront enrôlés dans les rangs des armées impériales (françaises, anglaises, espagnoles…) et indépendantistes, en contrepartie d’une promesse de liberté.

Face à ce processus, les révoltes ouvertes restent une option peu utilisée?

Une révolte comme celle de Saint-Domingue, qui après treize ans a conduit à l’indépendance d’Haïti et la libération définitive de tous ses esclaves, reste unique, contrairement à ce que laissent penser certains historiens. En revanche, la peur des colons blancs, en minorité aux Amériques, a délibérément entretenu la production d’un imaginaire exagéré de conspiration de la part des esclaves. Dès 1537, le vice-roi du Mexique évoque un complot probable des Noirs «pour tuer tous les Espagnols à Mexico». Ce genre de rumeur de complot se répétera ailleurs au cours des siècles, mais les soulèvements concrets resteront rares. Les dernières grandes révoltes se produisent dans les colonies britanniques de la Barbade en 1816, du Démérara en Guyane en 1823 et en Jamaïque en 1831-1832. Elles entrent en dynamique avec le mouvement abolitionniste et permettent de faire triompher la fin de l’esclavagisme britannique.

Les Etats-Unis- qui n’ont importé que 3,7% des 12 millions d’esclaves dénombrés dans les colonies- sont souvent présentés comme le parangon historique d’une société esclavagiste. Est-ce bien le cas?

Dès le XVIIIe siècle, les colonies britanniques de l’Est de l’Amérique du Nord importent un grand nombre d’esclaves d’Afrique, mais aussi de Jamaïque et de la Barbade. Vers 1760, les colonies de New York et du New Jersey comptent, par exemple, 27’000 esclaves, soit 10% de la population, mais rapidement des différences s’établissent entre le Nord et le sud du pays. Suite à la déclaration d’indépendance en 1776, les Etats du Nord abolissent progressivement l’esclavage, alors qu’il occupe une position de plus en plus centrale dans l’organisation sociale et économique du Sud. En particulier après le développement des plantations de coton – matière ensuite exploitée dans les industries de filature et de textile du Nord –, qui supplante progressivement la production de sucre, de tabac ou de riz.
Mais il y a une grande différence entre le modèle de la grande plantation esclavagiste sucrière existant dans les Antilles, à Cuba ou au Brésil, où les planteurs calculaient qu’il était plus rentable d’exploiter à mort des Africains esclavisés pour les remplacer par d’autres environ tous les sept ans, et les plantations plus petites du Sud des Etats-Unis où les planteurs utilisaient en général des familles esclavisées génération après génération: les propriétaires étasuniens ont ainsi réussi à quadrupler leur main-d’œuvre par autoreproduction entre 1790 et 1850, presque sans importer de nouveaux esclaves du fait de l’interdiction de la traite atlantique par les Etats-Unis en 1808.

La France décrète l’abolition de l’esclavage en 1794 suite à la révolution française, puis elle le restaure sous Napoléon avant de l’éliminer définitivement pendant la Révolution de 1848. Comment expliquer ces changements?

Là aussi, parce que les droits proclamés en 1794 ne sont pas définitivement acquis. Même si certains révolutionnaires étaient opposés à l’esclavage, l’abolitionnisme ne devient jamais un grand mouvement populaire en France. La France commence par l’abolir à Saint-Domingue en 1793 (où en 1791 la révolte massive des esclaves de la Plaine du Nord avait détruit une partie de la colonie) pour pouvoir mobiliser les hommes esclavisés contre les tentatives d’invasion de la Grande Bretagne. En 1794, l’Assemblée nationale décrète la fin de l’esclavage, appliquée à Saint-Domingue, la Guadeloupe et la Guyane, mais pas à Sainte-Lucie, Tobago et la Martinique, occupées par les Britanniques appuyés par les planteurs. En 1802, trois ans après son coup d’Etat et suite à l’accord de paix d’Amiens, Napoléon Bonaparte récupère la Martinique et cherche à rétablir le régime colonial français de l’Ancien Régime en outre-mer, en particulier l’esclavage. Pour supprimer toute révolte des affranchis contre cette réimposition de l’esclavage, Napoléon envoie des expéditions militaires à Saint- Domingue et en Guadeloupe. Il réussira à rétablir l’esclavage dans cette dernière au prix d’un conflit qui coûtera la vie à dix pour cent de la population. Mais à Saint-Domingue, où l’esprit de révolte de 1791 est toujours vif, l’armée française fait face à une résistance si puissante qu’elle est vaincue à Vertières fin 1793. C’est la première défaite napoléonienne, qui correspond à l’indépendance d’Haïti, nation noire libérée de l’esclavage.
Dans les autres colonies françaises, l’esclavage est réimposé manu militari et renforcé par la traite négrière, jusqu’à ce qu’en 1848, dans l’effervescence de la IIe République et sous l’impulsion de Victor Schœlcher, l’esclavage soit définitivement aboli, avec dédommagement des planteurs, mais sans aide pécuniaire ni distribution de terres pour les esclaves émancipés.

La fin de l’esclavage aux Amériques ne comble pas toutes les promesses. Pourquoi?

Les décrets d’émancipation générale apparaissent à partir de 1833, au moment où l’Europe relance la colonisation de l’Afrique sur la base de théories racistes. Au Brésil, qui abolit l’esclavage en 1888, et dans la plupart de l’Amérique latine, l’idéologie positiviste d’Ordre et de Progrès dans le der- nier quart du XIXe siècle est aussi profondément raciste. Elle considère les Indiens, les métisses et les non-blancs comme inférieurs et à l’origine du retard de l’Amérique latine par rapport aux Etats-Unis. Dans le Sud des Etats-Unis, la fin de l’esclavage coïncide avec l’émergence du suprématisme blanc, symbolisé par le Ku Klux Klan.
Il faut aussi relever que suite aux décrets d’émancipation générale, aucun gouvernement n’aidera les anciens esclaves financièrement ou par des distributions de terre, par exemple, mais presque tous dédommageront les propriétaires, petits et grands, de la perte de leurs propriétés humaines. Aucune réforme agraire ne sera menée, ce qui contribuera au maintien de la structure sociale jusqu’à aujourd’hui, notamment dans les Antilles françaises, où la suprématie des békés (habitants blancs créoles de Martinique ou de Guadeloupe, descendants des premiers colons français) continue de peser sur le reste de la population.
Le discours de l’abolition se limite généralement à dire à l’ancien esclave qu’il ou elle est dorénavant libre et égal en droits et devoirs, et que s’il ne par- vient pas à améliorer sa condition, ce serait de son fait—pire, en raison de sa supposée infériorité raciale.

Suite aux violences policières aux Etats-Unis, de nombreuses manifestations de Black Lives Matter ont eu lieu pour dénoncer l’impunité des forces de police, mais aussi déboulonner des statues d’esclavagistes. Votre réaction?

On a tendance à croire que ces statues ont toujours été là, mais elles ont toutes été construites à un moment donné et dans un but bien précis. Le Mur des Réformateurs à Genève a été bâti au début du XXe siècle, quand certains milieux craignaient une prépondérance catholique dans la cité de Calvin. Dans le Sud des Etats-Unis, l’édification de la plupart des statues de généraux confédérés a eu lieu entre la fin du XIXe siècle et 1930, au moment de la résurgence du suprématisme blanc et de l’imposition des lois ségrégationnistes qui annihilaient les amendements accordant l’égalité des droits aux anciens esclaves et à leurs descendants adoptés après l’abolition en 1865. Ce sont ces mêmes droits qui seront à nouveau accordés grâce à la lutte du Civil Rights Movement un siècle plus tard. Ce qui nous montre combien nos droits ne sont jamais définitivement acquis et que l’histoire humaine n’est pas celle d’un progrès linéaire. Un appel à toujours rester mobilisés, dans les Amériques comme en Europe.