Qui nous sauvera de l’ère numérique?

La chronique de Jean-Marie Meilland • Depuis 30 ans, nous sommes de plus en plus colonisés par ce qu’on appelle le numérique: ordinateurs, téléphones portables, smartphones.

Les humains constituent des risques biologiques, les machines non.
Anuja Sonalker, PDG de Steer Tech

Depuis 30 ans, nous sommes de plus en plus colonisés par ce qu’on appelle le numérique: ordinateurs, téléphones portables, smartphones. Et notre vie quotidienne se déroule toujours davantage avec constamment l’arrière-plan d’Internet. Bien qu’il soit souvent célébré, si l’on garde la tête froide, ce nouveau système de fait n’a rien pour susciter l’enthousiasme et ce qu’il développe est plus négatif que positif.

La téléphonie mobile, pour commencer, si elle permet en effet d’entrer de partout en relation avec les autres, a de graves défauts. Elle coupe du monde extérieur auquel toute attention est retirée au profit des bulles individuelles. Beaucoup n’ont plus une heure dans la journée où se retrouver seul face à eux-mêmes pour réfléchir ou éprouver de vrais sentiments qui ne sont pas parasités (ce qui est nécessaire à des êtres humains adultes). Dans sa version smartphone le portable ajoute encore la véritable addiction à la constante consultation d’informations diverses, qui peut aussi surcharger n’importe quelle conversation de remarques inutiles. Sur Internet en général, on peut aligner les jugements négatifs. Il propose une masse d’informations qui ne sont ni ordonnées, ni évaluées et diffuse massivement de la propagande mensongère. Il est le lieu où s’expriment sans grand contrôle toutes sortes de discours stupides et/ou haineux qui sont souvent pris au sérieux. Il pousse les utilisateurs des réseaux sociaux à un exhibitionnisme où ils bradent leur dignité. Il instaure des échanges artificiels et biaisés où la manipulation règne souvent. Il déverse des tonnes de publicité (par définition plus ou moins trompeuse) et incite à consommer encore plus en recourant toujours davantage au commerce en ligne nuisant au commerce local. Il réalise constamment des collectes d’informations sur chacun de nous pour nous adresser des publicités ciblées. A l’occasion, il peut fournir d’excellents moyens de contrôle des citoyens pour des raisons plus ou moins justifiées et qui sont prisés des gouvernements. Globalement, le pire avec la « Toile », c’est que c’est plutôt une toile d’araignée dont la majorité de l’humanité est de plus en plus captive, des millions l’étant déjà de manière addictive. Et pour clore n’oublions pas le rôle du numérique dans l’ubérisation et dans la robotique qui mettent le vrai travail en péril.

A ces critiques, on peut répondre que la révolution numérique a eu lieu et que désormais il n’y a plus qu’à faire avec, comme on n’a qu’à faire avec la pluie quand il pleut. Sous- jacente à cette position on trouve la croyance dans un progrès linéaire déterminé contre lequel on ne peut rien. Les mêmes jugent en général ces critiques trop sévères et citent un grand nombre d’avantages qui d’après eux démontrent le caractère positif des nouvelles technologies. Ils se rangent ainsi dans la catégorie de ceux qui croient que le progrès est favorable et que toute nouveauté est bonne à prendre. On se trouve pourtant à l’heure actuelle à un moment où la foi dans un progrès nécessaire et positif est de plus en plus contestable. La crise environnementale et celle des ressources sont annoncées et montrent que le progrès tel que nous l’avons connu depuis 200 ans bute sur des limites infranchissables: la révolution numérique, dès le départ suspecte, n’a rien de plus définitif que les révolutions du charbon et du pétrole.

Toutes les révolutions techniques commencent par des découvertes effectuées par des savants. Jusqu’à ce stade, comme au temps des Grecs, il n’y a qu’un perfectionnement de la science sans conséquence pour la vie pratique. Pour la mise en pratique, il faut que des initiatives, soit politiques soit économiques, interviennent, en vue d’utiliser la science à des fins concrètes. Dans la société moderne, ces initiatives ont été dans la plupart des pays celles des milieux capitalistes. Leur but n’était pas d’abord d’apporter quoi que ce soit d’utile ou d’épanouissant pour les humains, mais de maximiser leurs profits. Ils ont donc choisi d’investir dans le développement de certaines techniques qu’ils jugeaient plus à même d’accroître leurs bénéfices. Une partie de ces techniques ont bien sûr eu des retombées positives, en tout cas pendant un certain temps. D’autres, dont l’utilité était plus douteuse, ont été habilement imposées à la société. Quand les capitalistes choisissent de promouvoir une nouvelle technique dans un but commercial, ils doivent à coup sûr trouver une clientèle et, à travers une publicité raffinée, ils doivent convaincre la majorité que les nouveaux produits sont utiles, voire nécessaires. Il faut donc que ces derniers paraissent commodes (le robot tondeuse), distrayants (des jeux), qu’ils deviennent une mode que chacun se sent tenu de suivre (le portable) ou des marqueurs de statut social qu’on se devra de posséder si l’on se compare aux autres (certaines automobiles). Il est aussi des produits qui deviennent vite inévitables, car plus rien ne fonctionne sans eux (les ordinateurs). Quand ils sont lancés et ont trouvé (et souvent séduit) leur public, ces objets de consommation permettent de remplir les caisses des entreprises capitalistes qui font aussi en sorte qu’ils ne durent pas trop longtemps et puissent être vite remplacés suite à l’offre de nouveaux produits. Le numérique s’est développé conformément à ce modèle, comme le genre de production typique de la phase capitaliste actuelle. Les objets de la phase antérieure, fabriqués avec beaucoup d’énergie et de matières premières dans de grandes usines du Nord employant des salariés assez bien payés, syndiqués et protégés par la loi, ne rapportaient plus assez. La solution pour les nouveaux capitalistes fut la production massive d’objets de petite taille vendus bon marché dans le mode entier, avec un petit nombre d’employés qualifiés au Nord et le transfert de la production matérielle dans des pays à bas salaires, la globalisation assurant la circulation des marchandises.

Suite à ce réquisitoire, peut-on retenir des aspects favorables du numérique? Il est clair que l’accès facilité pour tous au savoir et aux oeuvres d’art, l’accomplissement de certaines tâches exténuantes ou ingrates, des traitements de texte performants sont des avantages. On voit bien pourtant que ces usages ne vont pas toujours motiver les capitalistes. Pour que l’utile prospère et que soit en tout cas limité ce qui aliène, il faut que les choix ne soient plus effectués seulement pour le profit, mais par une politique soucieuse de l’intérêt général et de l’épanouissement des individus. Il va sans dire que ce changement contre un lourd conditionnement ne sera pas facile. Mais comme les ressources énergétiques et minières, dont le numérique dépend aussi, se raréfient, les circonstances viendront sans doute à notre secours pour bloquer des évolutions qui nous conduisent droit vers la disparition de l’humanité réelle et non trafiquée, telle qu’elle existe encore aujourd’hui.