Le Conseil des États refuse les mesures antisexistes

La chronique féministe • La Suisse sera donc toujours en retard sur tout.

Une honte! Mercredi 9 décembre 2020, le Conseil des États a enterré à une voix près, par 21 contre 20, la motion de l’écologiste Regula Rytz demandant une campagne fédérale contre le sexisme… ce que le Conseil fédéral s’était pourtant engagé à faire! Les arguments des opposants? La lutte contre le Covid-19 est prioritaire. Je ne savais pas que les autorités fédérales ne pouvaient faire qu’une seule chose à la fois. Alors, à quoi servent les multiples séances des Chambres et les travaux des commissions? On comprend mieux pourquoi les progrès sont si lents en Helvétie.

La Suisse sera donc toujours en retard sur tout. Elle fut le dernier pays européen à accorder le droit de vote aux femmes en 1971 (à part le Liechtenstein, 1984). Rappel: La Nouvelle-Zélande est le premier État à accorder le droit de vote aux femmes en… 1893. Les pays nordiques entre 1907 et 1920, l’Allemagne en 1918, les États-Unis en 1920, la Grande-Bretagne en 1928, la France, en retard, elle aussi, seulement en 1944, la Première guerre mondiale n’avait pas suffi. L’Arabie saoudite est le dernier pays à l’avoir accordé, en 2011.

Le 7 février 1971, après plusieurs tentatives, les mâles suisses ont donc dit oui au droit de vote féminin en votation fédérale par 65,7% des voix. Mais il fut refusé dans 8 cantons: AI, AR, GL, OW, SZ, SG, TG, UR. Tiens! Les mêmes qui ont refusé de rendre les multinationales responsables. Dans la Suisse primitive, les années passent mais les mentalités ne changent pas. Et c’est 13 ans plus tard, le 2.10.1984, qu’une femme fut élue conseillère fédérale: Elisabeth Kopp. Après l’affront contre la brillante Lilian Uchtenhagen en 1983, les Chambres remettent ça en 1993, en préférant Francis Matthey à Christiane Brunner. C’est finalement une monstre manifestation féminine qui fait reculer le Parlement et permet l’élection de Ruth Dreifuss. Elle deviendra la première femme présidente de la Confédération en 1999. N’oublions pas que le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures a été contraint d’accorder le droit de vote féminin sur le plan cantonal par décision du Tribunal fédéral en 1990!

L’escargot a d’ailleurs été le symbole des luttes des Suissesses, de la Première exposition nationale sur le travail féminin à Berne en 1928 aux grèves féministes de 1991 et 2019. En 1981, le principe de l’égalité des sexes est accepté. La pénalisation du viol conjugal l’est en 1992 (demandé depuis 1983, il y avait sûrement plus urgent à faire!) En 1988, femmes et hommes sont égaux en Suisse au sein du couple. Une banque ne peut donc plus exiger la signature du mari si une femme ouvre un compte bancaire à son nom (vous avez bien lu!)

En 1988 est créé le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes est hommes à Berne, sont but est l’élimination de toutes les formes de discrimination directe ou indirecte entre les sexes. 30 ans plus tard, les femmes gagnent toujours moins que les hommes… L’initiative des quotas est balayée à 72% en 1995. L’IVG ne fut acceptée qu’en 2002, un congé maternité en 2004, après 3 rejets; la Suisse restait le seul pays européen à n’avoir pas de congé paternité. Un rikiki de 10 jours fut accordé le 27 septembre 2020, mais refusé par 5 cantons et 5 demi-cantons, dont AI, par 60,3%.
Et une année après la grève féministe, le Conseil des États nous refuse des mesures antisexistes! Constitué de 34 hommes sur 46, les 12 femmes ne font visiblement pas le poids. Cela me rappelle le discours de Simone Veil devant l’Assemblée nationale, le 26.11.74, sur la loi donnant accès à l’IVG, elle s’excusait de présenter ce projet «devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes». Ils étaient 481 pour 9 femmes. Au moins, la loi avait été adoptée.

Les 21 qui ont voté contre (il y eut une seule femme: la Fribourgeoise PLR Johanna Gapany, la voix qui a manqué!) sont-ils aveugles et sourds? Ont-ils déjà oublié l’affaire Yannick Buttet? Ses actes inappropriés, notamment quand il avait trop bu: attouchement sur les parties génitales, placages avec érection, tentatives d’embrassade, mains aux fesses, propositions insistantes par SMS. Liliane Maury Pasquier dénonçait et luttait contre le harcèlement sexuel, présent dans tous les Parlements.

Ces Neinsager ont-ils oublié l’affaire Darius Rochebin, ses comportements contre des femmes et des hommes, et les nombreux témoignages qui concernent l’ensemble de la SSR? «La prochaine fois que tu filmes à contre-jour, c’est panpan culcul» (un rédacteur en chef devant tou.te.s les collègues. C’est ma première semaine de stage). «Il fait froid, j’ai la bite dure. Bienvenue à la stagiaire.» (Un chef de rubrique lors de mon premier jour de stage). Sont-ils sourds aux plaintes et témoignages des femmes qui osent enfin s’exprimer, dans tous les milieux, depuis #MeToo?
La motion refusée de l’écologiste Regula Rytz demandant la mise en oeuvre d’une campagne fédérale contre le sexisme rappelle quelques chiffres tirés d’un rapport d’Amnesty International. En Suisse, 59% des femmes ont déjà été harcelées sexuellement et une femme sur cinq a subi contre sa volonté des actes sexuels relevant du pénal. Sans oublier les cas les plus extrêmes: dans notre pays, une femme meurt chaque mois des violences de son conjoint.

C’est énorme.

Le sujet va rapidement revenir sur le tapis. Mathias Reynard, conseiller national PS, a déposé mardi une interpellation demandant au Conseil fédéral d’étudier la possibilité d’étendre au dénigrement des femmes l’article 261 bis du Code pénal, qui punit les appels à la haine racistes et, depuis peu, homophobes. Car toute une série de domaines où se manifeste le mépris des femmes ne sont pas couverts par le Code pénal, comme le cyberharcèlement, véritable fléau contre lequel il est très difficile de se défendre, ou le stalking (la traque furtive). Leurs effets peuvent être dévastateurs. Quant à celles et ceux qui s’inquiètent d’une judiciarisation des rapports sociaux, rappelons que tel n’a pas été le cas pour la norme pénale antiraciste.
Selon Sylvie Durrer, directrice du Bureau fédéral de l’égalité, si la situation a évolué, que les interventions sur l’égalité, invisibles il y a quelques années, sont plus écoutées, l’expérience montre que sans une réelle volonté politique, et sans l’engagement de la société civile, elle stagnerait ou pourrait même régresser.
«Une réelle volonté politique», on n’y est pas encore. Vivement que ces vieux Suisses aux bras noueux passent la main! Hélas, je ne serai plus là pour m’en réjouir…