André Gorz, penseur de l’émancipation

PHILOSOPHIE • Le Théâtre de Vidy consacre un débat et une pièce (en ligne) au journaliste et philosophe marxiste hétérodoxe et humaniste André Gorz. Retours sur un «contrebandier de la pensée» en compagnie d’ Enzo Lesourt

Pour le philosophe Enzo Lesourt,, "l'écologie politique d'André Gorz n'est une urgence, c'est une permanence: la bataille pour l'autonomie, contre les ingérences de l'économie capitaliste". Photo portrait d'Enzo Lesourt DR

Un intellectuel proche de Sartre prônant une écologie démocratique et anticapitaliste prolongeant ses réflexions sur le travail et les organisations sociales. Le penseur marxiste André Gorz a réalisé une pertinente critique du capitalisme. Elle est centrée notamment sur la déconstruction de l’idéologie productiviste. Comme telle, elle est un horizon de référence pour théoriciens de gauche, écologistes, et mouvements engagés pour le revenu social garanti. Et la mise en place d’une autre logique («éco-socialiste») que celle hégémonique de la loi du marché. Pour ce philosophe atypique une seule société apparaît vivable. Celle offrant la réalisation de soi – pour l’épanouissement de tous. Et favorisant la pleine et entière maîtrise de sa propre vie. Eclairages sur un «contrebandier de la pensée» en compagnie d’Enzo Lesourt, docteur en philosophie politique et auteur d’une autobiographique critique d’André Gorz.

De quelle manière les écrits et la pensée d’André Gorz peuvent contribuer à s’engager concrètement dans le commun face aux effondrements et crises en cours ?

Enzo Lesourt: La gestion de la pandémie peut apparaître, en effet, comme une parenthèse où l’intimité de l’individu ne lui appartient plus: il peut être contraint par l’Etat d’être confiné chez lui, de transformer profondément ses habitudes, sa vie familiale, affective, sociale. C’est un moment où l’Etat prend la main sur l’intime et le quotidien. Compte tenu du niveau de complexité de nos sociétés, et l’état de délabrement dans lequel se trouvent nos services publics (à commencer par l’hôpital), une telle option est sans doute inévitable… cela ne doit pas pour autant désactiver le clivage politique posé par Gorz entre autonomie et hétéronomie.

C’est bien en cela que l’écologie politique d’André Gorz n’est une urgence, c’est une permanence: la bataille pour l’autonomie, contre les ingérences de l’économie capitaliste (qui cherche à croître) et de l’Etat (qui cherche à rendre la société gouvernable) est aussi vieille que l’histoire de la société démocratique. Elle connaît une nouvelle vigueur avec la crise écologique ou pendant la pandémie, mais la bataille pour dire « je » et « nous » face à tous les pouvoirs est une marche qui ne s’arrêtera jamais.

En quoi André Gorz est-il une voix pertinente sur l’autonomie ?

André Gorz repositionne le sens de l’action collective, et donc politique. Il ne s’agit plus, comme le voulait la modernité capitaliste, de produire un maximum de capital à partir d’un minimum de ressources naturelles possible (le PIB) mais de mener la bataille de l’autonomie et du monde vécu face aux puissances qui veulent déposséder l’individu. Le sens du politique est de prendre le parti de l’autonomie, des modes de vivres dans leur diversité, et de faire reculer ce qu’il appelle « l’hétéronomie », l’injonction à adopter le mode de vie régi par l’économie hyper-industrielle entretenue par un Etat tentaculaire.

Il est une source pour de nombreux mouvements.

Sa pensée inspire aussi en dehors de ce qu’on appelle la galaxie écologiste: par sa sensibilité à l’empreinte que les pouvoirs laissent dans les individus, et dans leur corps, on peut également faire des ponts entre sa pensée et les courants féministes contemporains qui, eux aussi, se lèvent contre les pouvoirs qui prétendent s’ingérer dans la « bonne » gestion du corps, à commencer par celui des femmes.

La figure du contrebandier, du pirate, du hacker qu’il revendique ouvre une brèche dans « l’ordre des choses ». Une brèche par laquelle se faufile de plus en plus de catégories de populations, debout pour affirmer le pouvoir de dire « Je » et de dire « Nous ».

En quoi ce pionnier de l’écologie politique fait-il encore actualité à l’ère de la collapsologie?

La croissance à laquelle s’oppose Gorz est, justement, cette croissance de l’hétéronomie qui vient nous déposséder, nous faire entrer dans des procédures, des schémas, qui ne sont pas choisis volontairement et appauvrissent notre monde vécu.

La collapsologie reprend à l’écologie environnementale classique son goût pour les courbes globales, les tendances mondiales. Elle n’évoque pas souvent la qualité de vie de l’individu, son autonomie. L’intime, pour elle, est presque hors sujet. Gorz rejoint infine les penseurs qui invitent à changer d’orientation économique pour éviter la catastrophe, mais c’est le résultat d’une construction qui commence par l’intimité de l’individu.

Et son espérance en l’internet?

A la fin de son parcours (2007), il était plutôt enthousiaste sur le fait que la révolution numérique d’internet allait faire voler en éclat les catégories traditionnelles de l’économie: l’information peut circuler à l’infini, ne peut être privatisée. Pour lui, la connaissance était par définition une anti-marchandise: si je vous apprends quelque chose que vous ne savez pas, nous savons tous les deux la même chose sans que je sois privée de celle-ci.

Nous savons aujourd’hui, plus d’une décennie après sa mort comment internet n’est pas qu’un repère de hacker, une version moderne de la forêt de Robin des bois, et qu’il peut aussi être un moyen de domination et d’organisation du quotidien.

Pour le militant altermondialiste écologiste français et philosophe marxien Jean Zin, «avant d’être une idéologie, l’écologie est une urgence à laquelle il faut répondre» chez André Gorz. Votre avis?

A travers sa grille de lecture centrée sur l’autonomie de l’individu, Gorz déconstruit et démystifie nombre de nos rituels contemporains. Un seul exemple: la mission originelle de la voiture en ville était de nous faire gagner du temps par rapport à la marche à pied ou au vélo. Au bout de plusieurs décennies de développement de la voiture en ville, les embouteillages et les feux rouges arrivent et, au final, le transport en voiture en ville est plus lent que le mode de déplacement à vélo ou en transport en commun. Il fait voler en éclat une illusion, celle qui relie voiture, liberté et vitesse. Je ne partage pas le constat que l’écologie, entendue à la façon de Gorz, soit une urgence: la bataille pour l’autonomie est quotidienne, permanente, c’est un entraînement quotidien, personnelle tout autant que collective.

C’est en cela que sa pensée politique est originale: il ne s’agit pas de « régler le plus rapidement possible un problème », mais d’adopter un art de vivre exigeant pour son quotidien, qui va se heurter à l’ensemble des pouvoirs, administratifs ou économiques, qui viennent s’appauvrir. Il replace l’écologie dans la longue histoire des mouvements politiques et sociaux. De la révolution française aux mouvements des droits civiques américains souffle cette même énergie, celle de la dignité du présent.

Pour lui, l’Etat est à la croisée des chemins.

Compter, transformer le réel en données, bâtir des algorithmes de plus en plus perfectionnés: c’est la dynamique qui porte l’économie et l’Etat moderne, même avant les débuts d’internet. Il y a deux chemins possibles, avec une infinité de nuances entre les deux. Ou bien bâtir un logiciel de gouvernement et des algorithmes économiques qui, à force de contrôle, rendent le monde réel vertueux, sobre et durable… mais il y a fort à parier que les libertés qui font la saveur du monde vécu passent au second plan.

Ou bien l’émergence d’une nouvelle façon d’échanger, de produire, de consommer, mais aussi de gouverner et d’être libre ensemble, qui ne repose pas sur la complexification permanente des moyens de productions et de consommation. Là aussi, la Zad fait figure d’un formidable terrain d’expérimentation politique. D’un côté, la start-up nation, de l’autre la ZAD: notre projet de société se trouve quelque part entre ces deux bornes!

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Sur www.vidy.ch, lecture et débat autour d’André Gorz avec notamment Enzo Lesourt, 30 janvier à 16h et captation de la pièce Doreen de David Geselson, jusqu’au 5 février.
Enzo Lesourt, Portrait du philosophe en contrebandier, l’écologie politique comme reconquête du sujet, L’Harmattan, 2012; Willy Gianinazzi, André Gorz, une vie, La Découverte, 2016.