«Aristocratie du coeur» et socialisme

La chronique de Jean-Marie Meilland • Par «aristocratie du coeur», il faut entendre un certain nombre de qualités morales, fondées sur des sentiments positifs, attention aux autres, solidarité, désintéressement, dévouement, courage, espoir.

Suite à ma dernière chronique consacrée au moraliste Vauvenargues, un ami me disait son étonnement de me voir évoquer l’«aristocratie du coeur» dans un journal de gauche radicale. Il m’apparaît pourtant clairement que l’«aristocratie du coeur» est une expression qui de nos jours convient à la gauche radicale plus qu’à tout autre mouvement; ces mots m’ont aussi paru adéquats pour caractériser certains objectifs du socialisme. Je vais tenter de clarifier ces affirmations.

D’abord, par «aristocratie du coeur», il faut entendre un certain nombre de qualités morales, fondées sur des sentiments positifs, attention aux autres, solidarité, désintéressement, dévouement, courage, espoir. Ce n’est pas que ces qualités soient dans la pratique le monopole de certain.e.s militant.e.s de gauche, tout être humain pouvant personnellement les cultiver. Mais il faut reconnaître que s’il s’agit de les mettre en avant, de les proclamer et d’agir pour qu’elles se répandent dans la société, la gauche radicale est aux premières loges. Ni les promoteurs du capitalisme, ni ceux de la gauche modérée qui le critiquent sans remettre en cause ses motivations profondes ne bâtissent sur ces qualités, et quand bien même ils en seraient animés, ils ne leur donneraient pas les chances de se manifester vraiment. Si le terme d’«aristocratie» est adapté ici, c’est que les qualités morales fondées sur les sentiments positifs ne peuvent être démocratiques au sens où le droit de vote, le revenu ou l’accès aux soins et à l’école peuvent être démocratiques: ces qualités se trouvent à l’intérieur de nous et ne seront jamais également distribuées, même s’il est possible d’en étendre l’usage, ce qui est l’un des objectifs du socialisme, peut-être le plus important.

Concernant ces questions, deux positions divergentes semblent au premier regard exister dans le socialisme. Concernant le marxisme, on peut penser qu’il relativise la morale et les sentiments élevés. Un fameux passage du Manifeste du Parti communiste va dans ce sens: «(la bourgeoisie) a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste… Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui est sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés de jeter un regard lucide sur leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques». Quand on lit La situation des classes laborieuses en Angleterre, on s’aperçoit pourtant qu’Engels est mû par une indignation toute morale lorsqu’il prend connaissance de la misère des travailleurs britanniques qu’il loue d’«admire(r) tout ce qui est grand et bon».

Dans cet extrait de Lénine, on constate aussi l’appel fait aux valeurs morales altruistes:«Comment cela se passait-il dans l’ancienne société capitaliste? Chacun travaillait pour soi et personne ne regardait s’il y avait des vieux et des malades, si tout le travail du ménage retombait sur les épaules de la femme… nous changerons tout cela, nous organiserons des détachements de jeunes gens qui aideront à assurer la propreté et la distribution de nourriture, en visitant systématiquement les maisons, qui agiront avec ensemble pour le bien de la société». En fait, Marx ne prétend pas qu’il faut tirer un trait sur la morale et les sentiments. Il constate seulement la situation de démoralisation dans laquelle le capitalisme a conduit la société. Il établit une filiation entre les conditions sociales et la morale régnante et se réjouit de la disparition de l’ancienne morale qui justifiait l’exploitation. Une nouvelle société post-révolutionnaire est censée d’après lui générer une nouvelle morale respectueuse de l’humanité. Deux conclusions peuvent être notées: d’abord Marx et ses héritiers ne rejettent pas la morale, mais il est aussi vrai que c’est sur de nouvelles bases et non sur les anciennes, que la morale socialiste doit se construire.

C’est sur ce point que la divergence est la plus grande avec la conception de George Orwell. On ne peut douter qu’Orwell était un vrai socialiste. Dans un écrit de 1946, il s’exprimait ainsi: «Ce qu’il nous faut, c’est que la propriété de toutes les grandes industries soit formellement cédée à l’État représentant le peuple… En conséquence, la propriété d’État implique que personne ne vive sans travailler» (trad. par nous). Contrairement au marxisme, Orwell adhère pourtant à l’idée que des valeurs morales traditionnelles, particulièrement présentes dans les classes populaires, se maintiennent à travers les changements socio-économiques. C’est l’expression de «common decency» (décence commune) qui est utilisée par Orwell pour désigner cette morale spontanée dont il dit: «Dans un foyer ouvrier – je ne parle pas ici de familles de chômeurs, mais de celles qui vivent dans une relative aisance – on respire une atmosphère de chaleur, de décence vraie, de profonde humanité qu’il n’est pas si facile de retrouver ailleurs». Commentant cette attitude, le philosophe et écrivain Bruce Bégout la définit comme «un penchant naturel au bien», «une résistance à toute forme d’injustice», une opposition à «toute forme de tyrannie». L’écrivain anglais adresse de vifs reproches au petit groupe des communistes anglais souvent issus du milieu intellectuel voulant imposer des changements abstraitement pensés, qui vont contre la sensibilité et les valeurs des classes populaires.

A l’heure où les excommunications entre partisans des diverses formes de (vrai) socialisme n’ont plus lieu d’être, il n’est pas indiqué d’opposer ces deux pensées. Elles visent toutes deux l’instauration d’une société équilibrée conciliant les intérêts des individus et ceux de la société. Il faut pourtant relever l’importance de la position orwellienne qui ne réduit pas la morale et les sentiments aux luttes sociales. En se fondant sur le «coeur», qui restera le baromètre de tout progrès, on est mieux armé pour affronter la tendance totalitaire à mépriser le vécu humain en faveur de projets démesurés.

Le but du socialisme est assurément d’abord de mettre fin aux inégalités matérielles condamnant certains aux privations pour satisfaire la cupidité des riches. Mais à travers une organisation sociale plus favorable, son autre but est le développement progressif de ce qu’il y a de meilleur en l’homme des points de vue du coeur et de l’esprit (et dont Orwell prétend avec raison qu’on le trouve plus fréquemment dans les classes populaires): c’est en effet lorsque le meilleur pourra se donner libre cours que les risques diminueront largement de retomber dans la détresse sociale et la guerre. Si au départ les qualités du coeur, entre autres du fait du désordre économique, sont inégalement (voire «aristocratiquement») réparties, le socialisme devrait rendre finalement cette «aristocratie» de plus en plus ouverte. Si certaines de nos tendances viennent de notre caractère, il est aussi certain que l’amélioration du milieu social aura de grandes conséquences sur notre façon de sentir et d’agir.