Portraits décalés de réalités oubliées

Photographie • Depuis un demi-siècle, les Rencontres d’Arles prennent le pouls du médium par le biais de myriades d’explorations. De portraits iconiques de Nord-Coréens dûs à Stéphan Gladieu à ceux signés Pieter Hugo, infuse une diffuse étrangeté.

Déjeuner familial sur l’herbe du parc Mansadue à Pyongyang, une image rare témoignant de notre humanité commune, par-delà les préjugés. (S.Gladieu)

Comme une histoire pas encore écrite ou une image non révélée, l’œil découvre devant le squelette d’un dinosaure trônant dans le hall du Musée d’histoire naturelle de Pyongyang, un jeune couple et leur enfant posant hiératiques et interdits. Au pied de la Tour du Juche, célébrant l’idéologie autocratique justificatrice du pouvoir absolu de Kim II-Sung, qui prône autosuffisance et autodéfense, et composée de 25’000 briques, un groupe de cinq serveuses de bateau-restaurant, impeccables dans leurs uniformes alternant bleu piscine et blanc, semble sorti d’une image iconique publicitaire des années 50 pour compagnie aérienne.

Individu et collectif

Les Nord-Coréens existent à travers le collectif, fort peu d’individualités pouvant s’extraire du groupe. Ce qui marque alors dans le travil photographique de Stéphan Gladieu? Une esthétique marchant dans les traces de la peinture, du cinéma et de l’imagerie propagandiste voire pop, où des êtres souvent en binôme ou trio offrent le spectacle de leur isolement, mais aussi celui de leur simple présence en regard de sites ici historiques patriotiques, là de loisirs. Elevée au rang de Royaume Ermite, la Corée du Nord et ses quelque 25 millions d’habitants demeurent une énigme.

Objets de multiples projections à travers le monde – famines, Etat totalitaire, régime dynastique ultra-répressif, camps de travail aux 200’000 prisonniers, boycott aux effets délétères…, les Nords-Coréens sont en cruel manque de représentations et narrations identitaires. Le Français Stéphan Gladieu les a immortalisés par une forme de théâtre photographique de rue et son studio ambulant. Prises au flash dans une frontalité tirée au cordeau évoquant l’art pictural du portrait en pied et le fantastique vintage cher à David Lynch et au photographe britannique Martin Parr, ses images semblent voisines, dans leurs codes, de l’imagerie propagandiste. Elles magnifient les êtres représentés par une dimension de perfection, de pureté et de grandeur.

Images limitées

«Au premier regard, cela donne un effet d’artificialité; au second regard, on se concentre finalement sur l’essentiel, à savoir ce jeu des compositions, cette répétition de l’identique. Dès lors, la question de l’individu et du groupe devient essentielle», relève Sam Stourdzé, ancien directeur des Rencontres d’Arles et commissaire de l’exposition. Contrairement à l’Occident, l’image en Corée du Nord «n’existe pas en tant que marchandise ou représentation publique.» De fait, les photos vernaculaires, style album de familles ou selfies, certains habitants ayant accès à un réseau internet propre au pays, sont fortement découragées, voire prohibées.

Spécialiste du portrait, Stéphan Gladieu s’inspire du travail de l’Allemand Auguste Sander (Hommes du XXe siècle, une encyclopédie visuelle de la nation allemande) dérivé de la photographie d’architecture, de l’anthropologie et de l’esthétique de la Nouvelle Objectivité. Sander effectua ainsi une série composée de portraits de personnes de tous les horizons, réalisée entre 1910 et 1928. Des sujets posant face caméra et classés par catégories socio-professionnelles. «J’aime la dimension ethnographique et plastique de son travail et, modestement, je souhaite marcher dans ses pas, à travers ce que j’appelle le portrait-miroir», souligne Gladieu. Hors les portraits des leaders dynastiques et fondateurs du pays, aucune affiche n’est autorisée dans le pays. Ni visuels publicitaires ou vitrine pour les magasins. «Une détox visuelle» intégrale pour le photographe français.

Confrontations

Autre mise en relief de la pratique de portraitiste dans une forme de casting dramaturgique mondialisé entre introspection, esthétisation sculpturale et affirmation de soi chez le Sud-Africain multiprimé Pieter Hugo pour Être présent. L’exposition rassemble plus de 100 portraits en buste réalisés depuis le début des années 2000, dont la présence, telle une ritournelle, de corps au vêtement incarné qu’est le tatouage, véritable récit de soi inscrit à même la peau. Les compositions rebrassent les cartes et grammaires de la surveillance, des typologies et de la photo d’identité judicaire ayant vu naître le médium.

Pour sa série Solus, Hugo cadre en 2020 à Londres Alexandra coiffée comme l’orage, ses lignes androgynes laiteuses se détachent sur fond blanc. Elle affiche sur son épiderme le tatouage d’un cadenas scellant une chainette tandis que son torse dénudé révèle de possibles cicatrices d’une opération mammaire. «J’admire et je suis attiré par ceux qui sont inhabituels. Si le normal est symétrique, je suis attiré par l’asymétrique. La rigidité d’une démarche normale doit être étouffante. La société veut contrôler à travers un statut dualiste où tout est question d’équilibre et de résolution. C’est ennuyeux! Je préfère les pirates boiteux aux jambes de bois, non pas pour leur différence mais pour leur singularité», détaille le photographe sur son site.

Ainsi le sujet premier, singulier reste chez lui l’humain et l’émotion qu’il suscite. Les tirages dépassent un côté formel, en préservant la trace de la dignité inaliéniable de la personne. Les portraits sont soucieux de témoigner en favuer de l’humain, partout où règnent précarité, dénuement, souffrance et mort. On est ainsi parfois dans les parages de la photographie humaniste tendant à tisser une universelle fraternité. Né en 1976 à Johannesburg, Pieter Hugo a vécu la fin de l’apartheid et la transition qui a suivi. La question de la domination est omniprésente dans son œuvre. Qu’il aborde des rapports entre animaux et humains, nantis et démunis ou Blancs et Noirs. En une vingtaine d’années, le photographe a développé une œuvre forte dévoilant des dimensions méconnues de l’Afrique sub-saharienne notamment. Ses photos grand format voient le sujet faire face à l’objectif, favorisant une confrontation directe, naviguant du trouble au malaise avec le spectateur.

Rencontre de la Photographie, Arles. Du 4 juillet au 26 septembre. Catalogue chez Actes Sud. Stéphan Gladieu, Corée du Nord, Actes Sud, 2020.
Rens.: rencontres-arles.com