Le monde de /A\, nouveaux horizons rock

MUSIQUE • Réunissant les guitaristes Franz Treichler (Young Gods) et Emilie Zoé avec le batteur Nicolas Pittet, /A\ délie un son atmosphérique et charnu. Les lumières de Franz Treichler sur l’événement électro-rock romand de l’année.

/A\. De droite à gauche: Emilie Zoé (guitare et voix), Franz Treichler (guitare, voix, electronica) et Nicolas Pittet (batterie, electronica, choeurs). Le minéral et le végétal, l'ombre, la lumière et l'organique. Photo: Mehdi Benkler

En ce petit jour, juste avant la fin d’un petit tour du monde nocturne, le 14 août dernier aux Aubes Musicales sur la jetée des Pâquis, Emilie Zoé estampe sur des guitares lourdes et onctueusement déchirantes sa manière fragile de feuler à la Fever Ray période groove électro-pop.

En ouverture étirée dans le temps, voici le morceau Hotel Stellar baigné de nappes flyodiennes étonnant en ces brèves montées de tension orageuse déjouant les cascades attendues de distorsions, s’amusant à brouiller les pistes. L’album du trio scande aussi un possible retour aux formes musicales des années 70 – 80. Qui marqua si fort Only Heaven (1995) des Young Gods, à l’atmosphère parfois rêveuse et suspendue tissée de paysages vaporeux entre Pink Floyd et Kraftwerk. On garde le souvenir de sa forte influence ambiant insufflant au disque une belle variété.

Pour /A\, on passe du psychédélisme à un goût pour un son rock brut très seventees en musardant par le krautrock – le rock progressif, expérimental et psychédélique allemand de la fin des années 60 – , et un trip hop mâtiné de pop harmonique (The Leaves). Sans taire un blues rock réverbérant (Hotel Stellar) et le sampling ou l’échantillonnage sonore (autrefois de guitares metal) cher aux «Gods» pour une fusion toujours reconduite entre électro et rock. Emilie Zoé y «tient la baraque au plan rythmique alors que je suis davantage dans les textures et couleurs ‘matiérées’, étant un guitariste ayant délaissé l’instrument une vingtaine d’années durant», reconnaît Franz Treichler en entrevue.

Sens de l’épure

A la trentaine, Emilie Zoé est l’une des trop rares guitaristes (post) rock à la carrière déjà bien remplie et saluée. Découverte en 2018 avec l’album The Very Start réalisé aux côtés d’un autre Neuchâtelois, le batteur Nicolas Pittet, elle y excellait en intensité retenue, maraudant entre effluves brumeuses et électricité émotive très à l’os.

Songwriteuse inspirée, l’artiste a imaginé les paroles de la seule ballade en forme de berceuse malade, Count To Ten, de l’album du groupe affichant la première lettre de l’alphabet cadrée par une paire de slash. Pour mieux revisiter et refigurer des pans entiers de l’histoire du rock. Et ce constat lucide d’une impossibilité à recueillir l’infinitude dans les bornes de paroles et humaines visions inaptes à traduire et fixer ce qui les dépassent: «…if only we had eyes to see/ where they belong / infinity / can’t fit in a song».

On doit sans doute à Emilie Zoé un sens de l’épure, le fait de ne pas mésuser d’effets. Un côté austère empli de simplicité aussi, portant la trace de l’indie rock des années 90 finissantes. «J’ai toujours été friand de ballade à l’image de ‘Child In The Tree, explique Treichler. La découverte de la puissance attachée à la douceur remonte à ‘September Song‘, faisant partie d’une série de reprises de titres co-écrits par Kurt Weill et Bertolt Brecht (Festival de la Bâtie, 1989; album The Young Gods Play Kurt Weill, 1991). La puissance et l’intensité ne correspondent ainsi pas nécessairement au cri comme je le pratiquais dans les deux premiers albums des Young Gods. Ces moments de cassures, où l’on peut dévoiler une certaine fragilité sont essentiels dans la musique.»

Luminosité et profondeur

En couverture graphique de l’album, s’affiche sur fond enténébré, une oscillation verte. Elle peut évoquer de loin en loin, sur un mode graphique, les traits-sillons repassant, qui se dissolvent et parfois se fondent, ou se réduisent à l’essentiel d’un Alberto Giacometti pour ses portraits trahissant une physionomie instable. Plus basique, Franz Treichler commente: «Cette forme indécise perpétuellement en mouvement correspond bien à l’ambiance de l’ensemble. Avec cette vibration, pulsation et lumière surgie d’on ne sait où. Concrètement, elle est issue aléatoirement d’un outil de l’ingénieur son lors du mastering du disque»,

Loin d’être sombre, l’album lui semble au contraire baigné d’une luminosité intermittente et puissante. Il participe d’une profondeur certaine sans toutefois verser dans le crépusculaire. Avec une douceur velourée de givre, les tessitures fluides Emilie Zoé et Franz Treichler se tuilent dans le chuchotement comme réverbéré en chambre d’écho pour Hotel Stellar, une composition à mi-cordes entre tellurique et cosmogonique.

Un long cheminement pour entrer dans le son, l’infuser au gré d’une introduction vibratile et méditative. «Emilie est fort rapide avec les textes, découvrant un thème au soir et faisant retour le lendemain tout en écriture inspirée à partir de quelques mots chantés en jam. J’ai trouvé le texte d’ ‘Hotel Stellar’ fabuleux rebondissant ensuite sur celui-ci», s’enthousiasme le leader des Young Gods depuis plus de trois décennies.

 

Interstellar

A suivre Treichler, Hotel Stellar ressort d’un dialogue en apesanteur entre micro et macrocosme. Il est toutefois loin d’être narratif et n’invite pas entrer dans une histoire. C’est son abstraction même conduite par deux voix complémentaires semblant à des milliers de kilomètres de distance l’une de l’autre, au téléphone ou se distillant sur des plans cosmiques distincts et contrastés. Elles s’échangent, se répondent allant épisodiquement jusqu’à se confondre au cœur d’un espace trouble et fluorescent: «…dearest / is that you on the phone / folks fidgeting about on television / the space is troubled and fluorescent / in the city lights ».

Au rang des sept titres, égrenons encore le lancinant, groovy et perlé de ritournelles Grain Sand and Mud misant sur la reprise en boucles de voix et guitares. Le morceau ressuscite quelque chose du mythique guitariste de l’Americana, Ray Cooder. Plus post rock entêtant et mystérieux jusque dans «l’abstraction des paroles touchant à l’âme et au cycle éternel de vie et mort. Ma voix est ici une résonance à celle d’Emilie. Ce qui brouille les genres et leurs limitations réciproques. Une proposition en Sprechgesang ou chanter parler passé de manière vibrante», se souvient Treichler.

Sonique et inexorable marche funèbre mid-tempo sur le chaloupé We Travel The Light, «un voyage par la lumière et les choses que l’on voit insufflant une dimension transcendantale. Comme un vol au-dessus de la ville, dans l’espace. En évoquant les trous noirs.» Retour in fine à un quotidien très pascalien. Il «nous ramène à la chambre, à regarder par la fenêtre et à se prendre par la main.» N’est-ce pas alors un peu de nos jours et nuits, confinés sous contrainte pandémique que le groupe s’est «efforcé de traduire par les sons et les mots dans une grammaire singulière»?

En témoigne ce nomadisme interstellaire et peut être imaginaire des paroles: «… we travel the sun / between the stars / racing the night…» On gardera ici, au cœur de notre petit corps astral, une brassée de vrombissements prenant aux tripes, réminiscences de Bauhaus, Killing Joke ou des Swans. Le son est abrasif, convoquant également certains tours du plus ancien groupe de post rock montréalais, Godspeed You! Black Emperor.

Transe et amour

«Plus vaudou avec ce côté lente danse du feu», Fire In My Fingers en ses riffs de guitares trébuchantes se montrerait-il proche de l’esprit des Young Gods? Aux yeux de son leader, «les tempis de /A\ sont nettement plus lents. Cela vient d’Emilie et Nicolas et leur commune complicité rythmique. A mes oreilles, le morceau le plus Young Gods tendant vers le lever de soleil, un horizon éclairci, quoique vaguement menaçant, serait ‘The Leaves’. Et sa dimension transe dans les basses, un brin synthétique et ouvrant à l’envie de danser». Sans surprise, ce morceau sur la gravité, ramenant les feuilles ou les êtres au sol, interroge en ses lyrics la vision humaine mise en doute et le sentiment de perte: «did i seek long enough / did i sing the right song / it’s fall and i seek / something lost in my body».

Le conclusif et instrumental Our Love is Growing, un quasi-slow ouvrant sur des paysages cinématiques, tirent sur les accords de guitares comme on le ferait d’un élastique ondulant. S’y feuillettent moins l’espace-temps à dos d’errance façon Neil Young pour la bande originale de Dead Man Walking de Jim Jarmusch qu’un côté chill-out amoureux et post rave. «C’est un calme puissant après la relative tempête du reste de l’album. Dans cet amour grandissant, il y a tout à la fois un constat et un vœu».

Pour mémoire, les trois artistes se sont réunis autour d’un projet imaginé en 2020 par le Festival Les Transphoniques à Saint-Imier dans le Jura. Soit une vingtaine d’heures de jam avec concert annulé à la clé pour cause de Covid. L’album s’est donc logiquement conçu au fil de ces jam sessions en «se donnant toute liberté et sans restriction, chaque membre apportant des éléments nouveaux». Une approche instaurée et bien rodée par ailleurs avec les Young Gods depuis plusieurs disques.

Bertrand Tappolet

/A\. Emilie Zoé, Franz Treichler et Nicolas Pittet, Hummus Records sortie le 18 juin 2021. A écouter sur bandcamp, cd et vinyle. En concert au JVAL Festival, le 27 août. Rens.: www. jval.ch