Tout Shakespeare mis sur la table

Théâtre • Les 36 pièces du grand Will sont résumées et racontées avec des objets du quotidien comme substituts mutiques des personnages sur une table devenue diagramme par un.e interprète narrateur.trice, dans un anglais contemporain. Audacieux, austère et pédagogique.

Créé en 2015 par les Anglais de Forced Entertainment le spectacle Complete Works. Table Top Shakespeare, ce sont les 36 pièces de l’œuvre du grand Will racontées en moins d’une heure. (H. Glendinnig)

Créé en 2015 par le collectif anglais Forced Entertainment la quasi-série théâtrale Complete Works. Table Top Shakespeare intrigue et déroute épisodiquement. Dans la cité de Venise au milieu de la nuit, posé sur table, l’homme d’action à l’imagination de poète littéralement empoisonnée par la perfidie, Othello, est une canette ouverte de prosecco.

Avouons-le, le choix des couleurs de l’artefact est d’une haute pertinence. Le noir évoque le Maure de Venise venu d’Afrique et le liseré doré suggère le général entouré d’une auréole mystique. L’homme de guerre est flanqué de Desdémone, pure incarnation gracile de l’amour absolu dans une fixité scellée par la mort. La fulgurante apparition de l’aimée bientôt étranglée par erreur a ici les traits d’une canette de Schweppes partagée entre l’argent et l’or. «Ils sont amoureux», commente la performeuse Cathy Naden dans la langue de Shakespeare, contemporanéisée façon «la tragédie pour les nuls» avec des phrases descriptives au format tweet.

Ce faisant l’anti-théâtre de Forced Entertainment donne une topographie ou un mapping de chaque pièce. Et se découvre voisin de l’exposé scolaire à la manière d’un synopsis. Le récit rencontre de grandes questions métaphysiques, philosophiques et existentielles. Mais avec le logiciel d’un tutoriel dramaturgique simplifié et réduit, réifié et raccourci à l’extrême. Ce qui en laissera une partie du public en mal de souffle épique et d’émotions plastiques et expressives, sur la rive.

Pièces enquêtes

Dans sa variante scénique, le décor pose, en fond de plateau, le rideau rouge en forme d’aveu totémique de théâtre. A mains droite et gauche, des étagères d’épiceries accueillent les objets et traces prosaïques de nos vies en sursis. Pour l’ensemble des castings du répertoire shakespearien. Ils sont choisis par familles. Ils sont liés tour à tour à l’univers de la cuisine, au monde du bureau ou à celui du nettoyage. Mais les rapports entre la performeuse et ses partenaires objets se nourrissent aussi de séries TV comme Cold Case. Qui voit une inspectrice ressortir traces, rapports et objets de cartons pour tenter d’élucider une affaire criminelle vieille de plusieurs décennies.

Au détour de Collected Works…, l’objet se fait ainsi témoin du monde. Au sens premier, il est preuve matérielle, atteste du réel et simultanément du tragique, de la comédie ou du drame. Le témoin ne choisit pas sa condition. Et c’est en cela qu’il intéresse, il est trace, document de pièces réactivées sur le vif par la seule parole et dans une moindre mesure la monstration plus que la manipulation.

Déplacements

Apparemment la pièce participe d’une forme de théâtre particulière, où l’objet est moins manipulé que déplacé, posé à vue et l’actrice au centre de l’espace. La préparation physique est plutôt axée sur un déconditionnement, une mise en disponibilité du corps, un travail sur le regard et la respiration, sur la justesse des intentions. Le corps de Cathy Naden est moins le castelet originel porté disparu que le cadreur de l’action. «Il s’agit d’une transformation minime affectant les objets et ustensiles à l’état brut ne scintillant qu’épisodiquement au cœur de la fable qui se déroule. Au demeurant, ces objets fonctionnels n’existent que dans les coups de projecteurs émis par ma voix. L’interprète n’est qu’une forme de paysage. Elle est là pour suggérer ici une foule, là un événement», explique la performeuse en entrevue.

Reste que cette déclinaison de l’intégrale Shakespeare en version conteuse avec déplacements low-fi, furtifs, minimalistes et sériels d’objets s’inscrivant dans une forme d’arte povera de survie risque de faire fuir, passé le premier quart-d’heure, les aficionados des grandes figures du théâtre d’objet. Celui qui joue de tout une dynamique de corps, d’inventivité, du merveilleux et d’une poétique de présence-absence en partie lacunaires avec la proposition de Forced Entertainment. Que l’on songe au Bob Théâtre et son Nosferatu d’anthologie avec ses figures d’ampoules se faisant siphonner leur énergie vitale et lumineuse. Ou au théâtre de la Belge Agnès Limbos (Ressacs, Baby Macbeth…). Et le passage du statut d’objet-outil en contexte quotidien à celui d’objet-actant en contexte scénique autrement plus dynamique et saisissante.

Voyage au bout de l’objet

Forced Entertainment, – «divertissement forcé», une expression recouvrant la tension existant entre séduction et désorientation pour le public –, est le nom programmatique d’un collectif artistique et performatif de Sheffield. Depuis plus de trois décennies, il fait partie de l’avant-garde du théâtre contemporain britannique. Ses six membres, placés sous l’impulsion artistique du metteur en scène et plasticien Tim Etchells, interrogent et subvertissent les codes de la représentation et de la narration.

Ce faisant, ils déploient un questionnement sur le rôle du public et sur notre société du spectacle. Pour des performances d’une fausse naïveté et d’une jubilatoire liberté, proches parfois du jeu d’enfants reconduit avec sérieux et rigueur. «Elles sont autres quand on les retrouve les choses, elles possèdent on dirait plus de force pour aller en nous plus tristement», concilie L.-F. Céline dans son Voyage au bout de la nuit.

Complete Works… Festival La Bâtie. Jusqu’au 18 septembre. Rens.: batie.ch; sur youtube, intégralité dans une version plus frustre. www.forcedentertainment.com