Au premier semestre 2021, la Suisse a exporté pour 204 millions de francs (contre 900 millions en 2020) de matériel de guerre, dont 10,5 millions vers les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Koweït et, surtout l’Arabie saoudite. Ce pays est impliqué dans la guerre au Yémen, qui perdure contre les rebelles chiites Houthis.
Mais pas seulement. Notre pays a aussi exporté pour plus de 2 millions de francs en munitions pour les armes individuelles à épauler et les armes de tout calibre vers la Hongrie de Viktor Orban. Sans compter du matériel militaire vers des pays à régime autocratique tels le Pakistan et le Brésil. «Au vu de ces exportations, il est une fois de plus évident que davantage de contrôles sont nécessaires: ces chiffres scandaleux montrent l’importance de l’initiative correctrice contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile, ou ne respectant pas les droits humains», estimait en juillet le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), membre de la Coalition contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile.
Histoire d’une initiative
Qu’est-ce que l’initiative correctrice? Déposée en juin 2019 et forte de 134’000 signatures récoltées en 6 mois tapants par la Coalition, celle-ci veut que les exportations d’armement soient placées sous contrôle démocratique dans la loi. Et non plus seulement dans une ordonnance, au bon vouloir du gouvernement. Dans les faits, elle demande l’interdiction d’acquisition et d’exportation de matériel de guerre vers des pays de destination impliqués dans un conflit armé interne ou international. Elle prohibe aussi ces envois vers des nations, qui violent «systématiquement et gravement les droits de l’homme, utilisent ces armes contre la population civile» et où existe un risque élevé que le matériel de guerre soit transmis à un destinataire final non souhaité.
Le nom même de l’initiative vient des promesses non tenues du Conseil fédéral au temps de Johann Schneider-Ammann. En 2009, le peuple avait rejeté par 68,2% une première initiative populaire d’une alliance de gauche «Pour une interdiction d’exporter du matériel de guerre», mais le gouvernement s’était engagé à des améliorations des contrôles et restrictions, rapidement enterrées sous la pression du lobby de l’armement. En 2014, il a ainsi ajouté une dérogation à l’article 5 alinéa 2 de l’Ordonnance sur le matériel de guerre (OMG), qui interdit d’exporter du matériel de guerre dans des pays qui violent «systématiquement et gravement les droits de l’homme». Depuis cette date, il suffit que le risque soit considéré comme minime de voir le matériel exporté utilisé pour commettre des exactions (art. 5 al. 4 OMG nouv.). «En 2016, on a eu une nouvelle interprétation de l’ordonnance concernant les pays en guerre civile, puisqu’il ne s’agissait plus que des pays où le conflit a lieu (sans restrictions pour les belligérants extérieurs, ndlr)», rappelait la conseillère aux Etats écologiste (GE) Liza Mazzone dans les débats à la chambre haute sur l’initiative en juin.
En juin 2018, le Conseil fédéral affiche une nouvelle fois sa volonté d’assouplir l’OMG pour permettre les exportations d’armes directement vers les pays en guerre civile. C’est cette volonté qui est à l’origine de l’initiative correctrice. La même année, le Parti bourgeois démocratique (PBD) veut pallier ce risque et propose alors d’«élargir la base démocratique des exportations d’armes». Objectif: retirer le dossier de l’exportation du matériel de guerre des mains quasi toutes-puissantes du Conseil fédéral pour les remettre dans celles du Parlement et lui redonner un socle démocratique. Les critères d’exportation ne seraient ainsi plus fixés dans l’Ordonnance sur le matériel de guerre, mais dans la Loi fédérale du même nom. Les changements seraient dès lors discutés en plénum et pourraient être soumis au référendum. Acceptée par le National, elle est cependant refusée par le Conseil aux Etats, suite à l’annonce par le Conseil fédéral du retrait de son projet d’assouplissement de l’OMG.
Débats en attente
Se penchant alors sur l’initiative de la Coalition en juin dernier, le Conseil aux Etats était entré en matière sur le contre-projet indirect de mars 2020 du Conseil fédéral, relevant que celui-ci «reprenait en grande partie les revendications les plus importantes de l’initiative correctrice». Ainsi, les livraisons d’armes à des pays en guerre civile ou à des Etats violant gravement et systématiquement les droits humains ne devraient plus être possibles. De plus, les réglementations doivent être inscrites dans la loi afin d’assurer le nécessaire contrôle démocratique des exportations d’armes et d’éviter à l’avenir des décisions arbitraires sous la pression du lobby de l’armement.
Bémol: dans le contre-projet, le Conseil fédéral se réservait toutefois le droit d’approuver les exportations d’armes si des «circonstances exceptionnelles existent» et si des «intérêts de politique étrangère ou de sécurité l’exigent». A l’issue son débat, cette clause dérogatoire n’avait cependant pas été approuvée par le Conseil aux Etats. «Ce point est réjouissant. Il s’agit d’un engagement fort en faveur de la tradition humanitaire de la Suisse et une contribution importante à une politique de paix crédible», a tout de suite salué le GSsA, qui envisageait même de retirer son initiative, au cas où le national bétonnait cette option.
Cas problématiques
Avant le débat au National qui débutait cette semaine, la Commission de la politique de sécurité du Conseil national (CPS-N) a proposé une nouvelle exception en ce qui concerne les exportations vers des «pays démocratiques, qui ont un régime d’exportation comparable à celui de la Suisse». «Cette clause représente un affaiblissement massif du statu quo. Aucun matériel de guerre suisse n’est actuellement fourni à la Turquie et à l’Ukraine car ces deux pays sont impliqués dans un conflit. Ces deux pays pourraient toutefois recevoir du matériel de guerre de la Suisse, car ils peuvent être qualifiés de démocratiques et ont ratifié les quatre accords (régimes internationaux de contrôle à l’exportation de biens sensibles sur le plan stratégique, ndlr), qui décident de l’évaluation du régime d’exportation d’un pays», critiquaient la coalition et le PS.
Ce dernier considérait que ces exceptions sont «des failles pour l’industrie d’armement». Ce mercredi, contre toute attente, le Conseil national a suivi la proposition du Conseil des États et supprimé aussi la clause dérogatoire et la proposition de majorité de la CPS-N. Définitivement satisfaite de ce contre-projet indirect, la Coalition a décidé de retirer son initiative si le contre-projet indirect est accepté lors de la votation finale. «C’est un grand jour pour une politique de paix suisse crédible», conclut-elle.