La classe, la moyenne, la réalité sociale

Analyse • On ne parle presque plus de la «classe ouvrière», mais l’on ne cesse d’évoquer la fameuse «classe moyenne». (Par Pascal Holenweg, Paru sur www.causetoujours.blog.tdg.ch, adapté par la rédaction)

Un mot creux résonne dans presque tous les discours politiques (y compris à gauche), comme un élément de discours obligé: la «classe moyenne». Ce serait quoi, cette fameuse «classe moyenne»? Celles et ceux qui ne sont ni riches, ni pauvres? Qui rêvent d’être riches et ont peur d’être pauvres? Cela ferait beaucoup de monde. Beaucoup trop pour en faire une classe. Et beaucoup trop pour se situer autour de quelque moyenne que ce soit.

Définition problématique

L’Office fédéral de la statistique lui consacre quelques études, à cette hypothétique «classe moyenne» (1). Et elles ne nous avancent pas beaucoup. Va-t-on définir la «classe moyenne» en fonction du revenu brut ou disponible moyen ou médian, dans une fourchette de 70% à 150% de ce revenu moyen? Une hypothétique «classe moyenne» définie par son revenu, et non sa situation dans l’organisation sociale, comprendrait les personnes ou les ménages dont le revenu brut se situerait, grosso modo, entre 5000 et 10’000 francs par mois pour les personnes, entre 7500 et 15’000 francs par mois pour les ménages. Cet agrégat statistique flou ne définit évidemment pas une classe, moyenne ou non. Ce d’autant que la majorité des ménages suisses moyens ne disposent pas de ce revenu brut. Et moins encore d’un tel revenu disponible moyen (la moyenne est tirée vers le haut par les revenus les plus élevés).

Hypothèse

Et si on se contentait de définir cette classe, qui n’en est pas une, comme l’ensemble des personnes (ou des ménages), dont les ressources propres couvrent les besoins, par distinction de deux autres ensembles, celui des personnes (ou des ménages) qui ne peuvent couvrir leurs besoins par leurs propres ressources et ont donc besoin de la solidarité (l’aide sociale), voire de la charité, pour survivre, et celui des personnes (ou des ménages) dont les ressources couvrent non seulement les besoins, mais aussi les envies, et permettent une épargne, une thésaurisation, des investissements? Une telle définition n’a certes rien de scientifique, mais nous permet au moins de nous extirper du fatras rhétorique nimbant les références, voire les appels, à la «classe moyenne».

Pierre Bourdieu la définissait comme celle des «agents dominés de la domination», dans une position intermédiaire entre les classes dominantes et les classes dominées, entre la bourgeoisie et le prolétariat, pour parler comme au XIXe siècle. Mais ce n’est pas ainsi que ceux qui s’en réclament la définissent, ou que la définiraient des gens qui ne pourraient s’en prétendre, si l’on s’en tenait à une définition objective de ce qu’elle est. Mais s’en réclament tout de même, comme ce candidat à la succession d’Angela Merkel à la tête de la CDU, Friedrich Merz, cadre dans un fonds d’investissement américain, avec un revenu annuel d’un million d’euros, deux jets privés… et s’auto- proclamant de la «classe moyenne»…

Petit-bourgeois opportuniste

Le sociologue Alain Accardo assure que «le combat contre le système capitaliste est toujours aussi, en quelque manière, un combat contre une part de soi-même, contre le petit-bourgeois opportuniste qui sommeille en chacun, prêt à s’éveiller à l’appel des sirènes» (2). Et si c’était lui, l’incarnation de la «classe moyenne», ce «petit-bourgeois opportuniste? La «classe moyenne», en effet, ne se mobilise, ne se radicalise, que par la peur de son déclassement – de sa prolétarisation. Et cette radicalisation peut se faire aussi bien sur la gauche radicale que sur la droite extrême, ce qui en fait la base idéale des populismes.

Ces derniers peuvent para-doxalement flatter le petit-bourgeois en le rabaissant, en l’identifiant à «ceux d’en bas», aux «laissés-pour-compte», aux «perdants», en le rassurant sur lui-même, en le convainquant d’être la victime parmi d’autres d’une conspiration des puissants, des élites, de gouvernements de l’ombre, du Protocole des Sages de Sion, de profiteurs et de pervertisseurs d’un système qui sans ces comploteurs serait fondamentalement bon, mais qu’ils rendent fondamentalement mauvais. Cela produit Trump, Orban, Bolsonaro ou Salvini. Et, à défaut de produire une «classe moyenne», produit un électorat qui s’en réclame. Ou un lectorat qui s’en contente. Et des politiciens qui s’en nourrissent.

1 Résumé sur www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation- economique-sociale-population/bien-etre-pauvrete/classe- moyenne.html

2 Le Monde Diplomatique, janvier 2020