Carole Fréchette: l’intime et le monde

Théâtre • La dramaturge québécoise donne à entendre les multiples voix qui habitent ses personnages. Souvent contradictoires, les êtres tentent de se frayer un chemin entre présent à vif, passé troublé, mémoire et histoire revisitée au filtre de l’expérience personnelle.

Carole Fréchette est l’une des figures majeures du Théâtre contemporain québécois. (Claude Dolbe)

Carole Fréchette a fait partie jusqu’au tournant des années 80 du Théâtre des Cuisines issu du mouvement féministe pour la reconnaissance des droits des femmes et la remise en question des rôles sociaux. Née en 1949, elle se consacre à l’écriture depuis une vingtaine d’années. Ses pièces, traduites en 21 langues, sont jouées un peu partout à l’international. «Mes personnages évoluent dans une société de l’image et font référence à des choses vues dans les médias. Aujourd’hui, un profil Facebook est une mise en scène et élaboration de soi, une forme de récit», souligne l’écrivaine en entretien.

Ce qui compte, en creux des dialogues et événements historiques ramenés à la mémoire, ce sont les micro-conflits des personnages envers eux-mêmes. Des dilemmes intérieurs émergent au sein d’une chronique de leur quotidien condensée en quelques jours. Leurs rencontres ouvrent sur un travail d’identité narrative souvent tourné vers le rapport aux événements passés.

Prenez Les Sept Jours de Simon Labrosse, pièce crée par Sylvain Ferron en Suisse romande. Idéaliste devant régler son loyer avant la fin de la semaine, Simon déploie chaque jour une idée pour résister à la crise et la précarité. Le voilà remplisseur de vide ou allégeur de conscience… tentant de se ménager un emploi dans la société alors que personne ne veut de ses services… «De manière inconsciente, j’ai mis dans ce texte toute mon urgence à me trouver une place», confie la dramaturge alors au chômage.
Théâtre devant témoins

Cette voix singulière peut s’inscrire dans un «théâtre de la comparution». Un théâtre où les personnages peuvent se mettre à nu, prendre à témoin et interpeller. L’écrivaine constate: «On dit souvent que je suis une auteure de l’intime. Je pense plutôt que mon écriture est en tension entre l’intime et le monde. Le rapport entre l’un et l’autre se trouve plus ou moins exacerbé selon les thèmes que j’aborde. Le Collier d’Hélène est l’un de mes textes où cette tension est la plus évidente, entre la peine intime d’Hélène et la souffrance d’hommes et de femmes meurtris par un drame collectif. Mais tous les personnages, dans cette pièce, sont fictifs. Avec Je pense à Yu, je pousse plus loin cette dichotomie en intégrant le monde réel et en le mettant en tension avec la fiction.»

Le metteur en scène valaisan François Marin a créé Le Collier d’Hélène, où l’auteure exprime son empathie envers les Libanais pendant leur guerre civile et Je pense à Yu. Pour cette dernière pièce abordant notamment le Printemps de Pékin en 1989 et l’image iconique de Mao, Carole Fréchette explique: «A la jonction de la grande histoire et de la petite, du monde réel et de celui que j’invente, cette aventure m’a menée dans des zones dramaturgiques inédites pour moi, entre fiction et documentaire; elle m’a menée en quelque sorte aux limites du théâtre.»

Ces pièces traitent souvent de la détresse morale et matérielle de personnes solitaires vivant dans un monde rempli d’injustice sociale, de pauvreté et de violence politique; l’amour offre la possibilité ou l’illusion de donner un sens à la vie. Dans La Peau d’Elisa, Carole Fréchette présente un presque monologue d’une femme qui, pour ne pas disparaître, doit raconter des histoires d’amour.

Amour et classe ouvrière

Montée par Georges Guerreiro en Suisse romande, Jean et Béatrice renouvelle la mise en scène de la quête de l’amour: Béatrice offre une récompense imposante à l’homme qui peut la fasciner par ses dons de conteur, la faire pleurer et la séduire. Elle est une jeune femme solitaire à la recherche de l’amour et d’une expérience émotionnelle forte. Violette sur la terre, écrite pour les publics des ex-régions minières du nord de l’Ontario, du Québec et de la France, examine la solitude et la tristesse des personnes qui ont de la difficulté à communiquer avec les autres.

Elle écrit aussi de courtes pièces. Ainsi Serial Killer, où une femme tue par portraits d’animaux interposés des amants trop entreprenants. Dans le sidérant Route 1, trois filles et deux garçons marchent vers la perte de leurs illusions protestataires face à la guerre. Ceci tout en recomposant une photo de Nick Ut durant la Guerre du Vietnam et ses victimes collatérales éperdues.

«Je souhaitais évoquer mon engagement à 20 ans lors de manifestations contre le conflit vietnamien, qui ont marqué les débuts de ma conscience politique. Dans la pièce, on pense d’abord que ces marcheurs sont des protestataires pacifistes. Avant de se révéler en réalité les enfants courant sur la route de Trang Bang». Nous sommes le 7 juin 1972 après un bombardement au napalm de l’armée sud-vietnamienne ayant visé par erreur tragique une pagode de Trang Bang pleine d’enfants et de vieillards qui s’y sont réfugiés.

Otages au Burkina Faso

L’écrivaine a eu l’idée de son ultime pièce, Nassara, après un séjour à Ouagadougou. Le titre signifie «le Blanc, la Blanche» en mooré, la langue principale parlée au Burkina Faso. Elle a imaginé le personnage de Marie-Odile participant à un colloque international et ayant du mal à trouver sa juste place. «Elle est partagée entre une voix intérieure et une autre, sorte de regard extérieur parlant d’elle à la troisième personne tout en donnant accès au passé des personnages. On est au théâtre et non immergé dans un film d’action. D’où le besoin de créer une distance par un dispositif dramaturgique à plusieurs voix.»

Cette ressortissante québécoise prépare son intervention sur l’agriculture songeant à la rupture définitive avec son fils, quand surgit le jeune Ali, kalachnikov en mains, mais loin d’être un djihadiste. Débute alors une prise d’otages à l’issue incertaine dans un pays miné par une guerre larvée depuis huit ans. L’auteure précise: «Ali est l’Autre, qui a 18 ans, vendant des pagnes au marché. Il veut se dire à tout prix. La narratrice donne alors accès à son monde intime comme en le regardant d’abord de l’extérieur avec une caméra. Pour ensuite s’en approcher toujours plus».

Dans son article, «Pour donner forme à la vie», la dramturge écrit: «Avant de m’endormir, je pense à cette fille-là, à ce gars-là qui attendent un téléphone, une chance, un job, qui attendent que l’amour les foudroie… qui ont peur des tempêtes, du noir, du vide et je me dis: tant pis pour le contexte, tant pis pour le loyer, tant pis pour les chefs-d’œuvre de la dramaturgie, je continue!» On s’en réjouit.

Site de l’écrivaine: www.carolefrechette.com