L’immigration italienne en bande dessinée

Livre • La bande dessinée de Baru, «Bella Ciao (uno)», est le premier volume d’une trilogie, dont le second vient de paraître et le troisième doit arriver en 2022. Elle propose un contenu dense d’un point de vue culturel, historique, graphique et littéraire. (Par Matthieu Reverchon)

La BD s’inscrit dans l’idée de la micro-histoire où ce sont les individus qui servent de porte d’entrée à la «grande histoire». (DR)

En ce début d’année 2022, qui s’annonce sous des auspices plus aléatoires que jamais, sous la neige ou la pluie de janvier, prenons donc une petite pause lecture au coin du feu, et profitons-en pour nous intéresser à cet excellent ouvrage, naviguant entre histoire et fiction, teinté de récit autobiographique. Ses 130 pages nous emmènent en effet au cœur de l’immigration et de l’intégration des Italiens en France au XXe siècle, et ne manquent pas de faire écho à l’actualité brûlante de ces thématiques. «L’étranger, ici, est italien. Mais peut-on douter de l’universalité de la question?» (Quatrième de couverture).

Le livre s’ouvre sur le récit, reconstitué, du massacre d’Aigues-Mortes, le 17 août 1893. Sur fond de crise économique et de paupérisation de la population, les tensions sont grandes entre la population locale, les ouvriers nationaux et les ouvriers saisonniers italiens habituellement engagés dans les salines à cette époque.

Le nationalisme est exacerbé et la xénophobie omniprésente, les Italiens étant accusés de voler le travail des Français. Il suffit d’une rumeur pour que la population locale s’en prenne violemment aux immigrés ce jour-là, en tuant 10 et en blessant gravement 17 lors du lynchage.
Le reste de la bande dessinée navigue des années 30 aux années 70, suivant le personnage de Teodorico Martini, alter ego du père de Baru, et de toute sa famille.

Bella ciao, histoire d’un chant populaire

La «Bella Ciao», probablement le chant révolutionnaire italien le plus célèbre, sert de fil rouge au récit. C’est le cousin de Teodorico, ethnomusicologue, qui lui en explique l’origine, historiquement documentée par l’auteur.
La version que nous connaissons aujourd’hui, n’est en fait chantée en Italie et en Europe que depuis le début des années 1960. Les origines de la musique sont plus qu’incertaines, tout au plus connait-on un enregistrement d’une mélodie y ressemblant, réalisé en 1919 à New York par un accordéoniste tzigane. Elle aurait pu arriver en Italie quelques années plus tôt, pendant la première guerre mondiale, par le biais d’immigrés italiens revenus au pays. Une piste historique ténue, et même jugée peu crédible par certains historiens.
Les premières paroles italiennes connues sont celles des mondine, les désherbeuses des rizières du nord de l’Italie, des femmes qui se sont longuement battues au début du XXe siècle pour de meilleures conditions de travail, obtenant par exemple la journée de huit heures en 1909. Il n’est donc pas étonnant que leur répertoire contienne un tel chant de revendication, se terminant sur les strophes suivantes:

«Et toutes les heures que nous passons ici
Nous perdons notre jeunesse
Mais un jour viendra que toutes autant que nous sommes
O bella ciao bella ciao bella ciao ciao ciao
Mais un jour viendra que toutes autant que nous sommes
Nous travaillerons en liberté.»
(Version de Giovanna Daffini de 1951, d’après ses souvenirs de 1926)

C’est à la toute fin de la seconde guerre mondiale que les paroles actuelles sont écrites, et que Bella Ciao devient un chant de la résistance italienne. Il reste cependant relativement peu connu, jusqu’en 1964 où il parvient aux oreilles du Parti Communiste Italien. Celui-ci en fait son nouvel hymne des partisans, séduit par sa double origine, populaire et révolutionnaire. Il va ainsi remplacer Fischia il vento, chanté sur l’air de Katiouchka et ouvertement pro-URSS, qui ne passe plus vraiment… Et l’internationalisme fera le reste.

Petite histoire et culture populaire

L’intérêt d’une telle bande dessinée relève avant tout de la culture politique et sociale, mais également historique. L’auteur a fourni un grand effort de documentation, plusieurs documents historiques sont d’ailleurs reproduits, et, quoique romancé, son travail s’inscrit dans l’idée de la micro-histoire (un mouvement historique italien d’ailleurs) où ce sont les individus, les petites histoires, qui servent de porte d’entrée à la «grande histoire».
Baru ne nous parle pas de Mussolini, mais de la fuite et la naturalisation française d’un homme devant les agents du gouvernement italien venus le recruter, et du regard de son entourage, de tous bords et de toutes convictions. Les petits épisodes du livre dessinent ainsi comme une mosaïque et très indirectement les événements historiques qui ont traversé l’Europe ces 100 dernières années.
Par ses choix artistiques et historiques, par ses convictions sociales, par sa mise en scène, l’auteur nous offre ainsi un regard pertinent, témoin s’il le fallait de l’importance des arts populaires, et de la bande dessinée en particulier, pour la formation de l’opinion politique. A lire, à faire lire!

Fils d’immigré italien

Baru (1947), de son vrai nom Hervé Barula, est né et a grandi en Lorraine. Il est le fils d’un immigré italien, naturalisé en 1936. Les documents de naturalisation originaux de son père viennent d’ailleurs illustrer le récit de Bella Ciao, où ils sont reproduits en intégralité. Son œuvre, récompensée par le Grand Prix d’Angoulême 2010, est essentiellement articulée autour de l’histoire de la classe ouvrière française et immigrée (Quéquette Blues, Les Années Spoutnik). Une histoire qu’il a lui-même vécue et il l’explique, au micro de France info (22.10.2020): «Traité de Rital ou de sale Macaroni, j’ai subi la queue de la comète xénophobe vis-à-vis des Italiens en France. Mais ce qui me chagrinait le plus, c’était d’être méprisé par les jeunes gosses de bourgeois qui me renvoyaient à mes origines sociales.» Cette nouvelle trilogie s’inscrit donc dans la ligne parfaite de l’ensemble du travail de l’auteur et est présentée ainsi par son éditeur: « »Bella Ciao » pourrait bien être le grand œuvre du Grand Prix d’Angoulême 2010».

Bella Ciao (uno), Baru, Editions Futuropolis (septembre 2020)

A lire également: Bella Ciao (due), Baru, Ed. Futuropolis (novembre 2021). Les deux tomes sont disponibles dans toutes les bonnes librairies (indépendantes), mais également dans de nombreuses bibliothèques romandes (catalogues disponibles en ligne) ou chez l’auteur de ces lignes.