Sensorialités et non-dits asiatiques

Festival • Autour du deuil et de la violence du réel, «Memoria» d’Apichatpong Weerasethakul ouvre sur une expérience sensorielle en apesanteur. «Introduction» signé Hong Sangsoo fait de la banalité un chef-d’œuvre de sensibilité.

Tendresse, amertume et mal de vivre épisodique hantent les jeunes protagonistes d’un naturel troublant, qui font le sel d’Introduction, pépite au sytle épuré signée du cinéaste coréen Hong sansoo. (DR)

Prix du meilleur scénario à la dernière Berlinale, Introduction du scénariste et réalisateur sud-coréen Hong Sangsoo est une tranche de vie tournée en noir et blanc aussi déroutante que simple. Ressemblant à une nouvelle de Tchékhov, le récit compose une forme fuguée redistribuant les thèmes de toujours du cinéaste: la solitude existentielle, l’incapacité des êtres à se dire et à communiquer vraiment, un mal de vivre diffus qu’accompagnent des fêlures sans nom. En 25 films, le réalisateur est passé maître dans l’art de l’exploration des lieux de la banalité quotidienne, de l’indifférence et de la part difficile à exprimer des êtres. «Toute œuvre est un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin extérieur qu’en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui la composent, qui en constituent le paysage ou le concert», écrit le philosophe français Gilles Deleuze (Critique et clinique). De cette féconde intuition, l’opus de Hong Sangsoo est une parfaite traduction.

Sens de l’ellipse

Le synopsis est des plus épuré. Le jeune Youngho (enfantin Shin Seoko) se cherche sans se trouver ni s’accomplir face aux expectatives parentales. Son amie intime Juwon (Park Miso, résignée) s’en va en Allemagne afin de poursuivre ses études avant de rompre et de retrouver son ex-petit ami sur la grève. Econome en plans, le récit suit d’abord la visite de Youngho à son père acupuncteur où il est confiné en salle d’attente, que suit une étape en Allemagne où Juwon étudie la mode. Pour se sceller par un retour au pays du matin calme aux espaces dépeuplés évoquant possiblement les temps pandémiques. Paraissant continûment en attente, le jeune homme sans qualités y boit avec sa mère et un acteur fameux. On apprend alors que son désir de devenir lui-même acteur se brise sur son extrême pudeur et retenue. Elle se traduit par le refus de jouer un baiser de cinéma. Avant une forme de baptême enfantin et joueur dans l’étendue maritime.

A l’image, le réalisateur brûle ses blancs donnant sur l’extérieur dans les scènes d’intérieurs comme si les fenêtres n’ouvraient sur rien hors l’indéchiffrable, la blancheur de vies empêchées. Toute l’intrigue semble hantée par la tentation de disparaître de soi, qui n’est pas le suicide évoqué au détour d’une plaisanterie désabusée par Juwon, dos à l’océan. Mais cette aspiration est tout entière contenue dans ces lignes de Samuel Beckett: «D’abord j’étais prisonnier des autres. Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi. C’était pire. Alors je me suis quitté.» (Eleutheria).

Architecture des sens

Diplômé d’architecture puis en cinéma, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul réalise à la fois des films cinéma contemplatifs et des vidéos-installations destinées aux espaces muséographiques et d’exposition. Son film Memoria se ressent de cette double dimension. Prix du jury au Festival de Cannes, la réalisation peut ainsi se vivre telle une expérience immersive. Pour le coup, essentiellement au cœur du son richement travaillé. Comme à l’accoutumée, l’image est servie par de longs plans séquences et une photographie plasticienne suintant l’étrangeté malade.

Oreilles grandes ouvertes

Sans surprise, les déplacements des personnages semblent animés par des micromouvements parfois imperceptibles. Côté performatif, le cinéaste n’est pas en manque d’humour. L’entame du film dévoile un concert de klaxons et alarmes de voitures au cœur d’un parking filmé au petit jour lors d’un long travelling avant. Si esthétique et poétique cheminent de concert, le cinéaste varie ses adresses, relançant métronomiquement l’attention par des cuts parfois abrupts entre les séquences tels des surgissements. On a même droit à un poème épitaphe reflétant de loin en loin la situation mondiale depuis deux ans par des vers sur un champignon: «L’arôme du virus/Le parfum de la décadence/Qui transforme la bactérie en verset.»

La fable? Une horticultrice férue d’orchidées, Jessica Holland – Tilda Swinton en mode sidération ouatée – se rend dans la capitale colombienne pour visiter sa sœur malade. N’étant a priori pas victime d’acouphène, elle entend pourtant un bruit d’origine indéterminée sous la forme d’un bang ou d’une explosion sourde qui la réveille chaque matin dans la pénombre. «C’est comme une boule énorme de béton qui tombe dans un puits de métal. Et qui est entourée d’eau de mer», suggère-t-elle à un ingénieur du son (Juan Pablo Urrego).
Lors d’une séquence où le cinéma pose parfaitement la question de la place du sens et du sensoriel dans la mémoire, le jeune homme parvient à refigurer ce bruit à la manière d’un portrait parlé audio robot. En quête de l’origine de ce phénomène sonore, l’héroïne choisit la voie d’un périple initiatique et spirituel. On la découvre ainsi à la morgue de l’hôpital de Bogota en compagnie de squelettes remontant à 6000 ans. Pour une amitié calme et sereine, elle rencontre une archéologue française incarnée par Jeanne Balibar, actrice parvenant à dégager toute une poétique de l’immobilité, qui n’est peut-être que pré-mouvement.

Tout un lent ballet d’images et de sons participe à ouvrir les portes de la perception, de la contemplation et de l’introspection. Voire épisodiquement du lâcher prise, ce qui n’est pas ici un défaut. Mais plutôt une fine disponibilité à un espace-temps participant à brouiller nos balises traditionnelles. Au final, ce long métrage est exigeant tout en se révélant prompt à dialoguer avec notre part secrète d’inconscient et d’indicible.

Black Movie. Jusqu’au 31 janvier. Genève. En salles et en ligne.
Rens.: www.blackmovie.ch.
Sortie romande d’Introduction, le 2 février.