Edouard Louis et l’injustice de classe

Livre • Véritable phénomène littéraire, tenant d’un récit autobiographique sans concession et parlant des rapports entre dominés et dominants, Edouard Louis était de passage à Genève à la Maison Rousseau et Littérature.

En 2014, Edouard Louis fait à 22 ans une entrée fracassante en littérature avec son livre coup de poing, En finir avec Eddy Bellegueule. Retraçant son enfance et son adolescence dans une famille du quart-monde de Picardie, il relate ses rapports difficiles avec un père autoritaire, électeur du FN et une mère, victime de son milieu et génitrice de sept enfants. Les prolétaires ne sont pas tous des saints. Le livre raconte aussi les brimades que reçoit cet enfant efféminé dans son village. Il ne révélera son homosexualité que bien plus tard.

Anatomie de l’oppression

Suivront plusieurs autres livres, l’un, très politique, consacré à la figure paternel, Qui a tué mon père? Ce récit met directement en cause les décisions politiques des gouvernements Chirac, Sarkozy et Macron sur le sort de sa famille, quand l’instauration du Revenu de solidarité active (RSA) oblige son père accidenté à chercher du travail malgré son handicap dû à un accident de travail. «Plus on est dominant, plus on doit être responsable», martèle-t-il.
Pour Combats et métamorphoses d’une femme, il revient sur la figure maternelle. En divorçant, elle s’est libérée de la «domination masculine». «Son oppression l’a conduite à m’oppresser», relève-t-il. Avec son dernier opus, Changer: méthode, Edouard Louis raconte son évolution, la sortie de son milieu originel à travers la culture, la formation au lycée d’Amiens, les études universitaires, puis l’entrée en littérature et la reconnaissance internationale.

A l’occasion d’une dense conférence à Genève, l’auteur a pu nous faire entrer dans le laboratoire intime de sa création. Sur son milieu d’origine, il n’hésite pas à parler d’«injustice de classe». Celle-ci induit des écarts de mode de vie comme l’a bien analysé le sociologue Pierre Bourdieu. Alors qu’à Amiens, une amie de lycée lui apprend à tenir ses couverts et le théâtre, qui permet la libération, il se souvint des loisirs familiaux: journées de 7 heures devant la télévision à dévorer des séries de téléréalité et promenade du samedi au supermarché pendant des heures, sans rien acheter, par manque de moyens. Sortir de la domination est long et laborieux, assure l’écrivain, constatant qu’aujourd’hui son père a décidé de voter pour la gauche et Jean-Luc Mélenchon.

Soumission comme révolte

«Quand on écrit, on se bat aussi pour ceux qui n’ont pas accès à la culture, pour que la soumission devienne une révolte contre ce monde» explique-t-il, soulignant qu’il multiplie les apparitions au théâtre, en interviews ou en conférences pour faire connaître ce combat à ceux qui n’ont pas l’habitude de lire des livres. «En ce qui me concerne, les dominants m’ont donné les armes pour les combattre», relève-t-il.

Dans le sillage des auteur.es Annie Ernaux ou Didier Eribon creusant une veine sociologique et autobiographique, Edouard Louis défend une littérature de confrontation avec le réel «pour forcer les gens à voir». Passer à autre chose? Sur ce point, la conférence laisse entendre qu’Edouard Louis n’en a pas fini avec son sujet, que son statut de «transfuge de classe» fait l’objet d’une réflexion continue et que sa libération-rédemption n’est pas achevée, englobant aussi celle de la société en son entier, lui, qui a soutenu les Gilets jaunes ou la militante antiraciste Assa Traoré.

Douleur et risque

«Changer implique un coût d’arrachement et de douleur, en laissant des choses derrière soi ou en amenant d’autres avec soi. Toute ma vie, je questionnerai ma position, mais ma libération passe par un questionnement du contexte historique et politique», précise-t-il, rappelant que le thème du changement social était un central dans les romans du XIXe siècle, chez Stendhal, Zola ou Balzac. «J’ai déjà essayé d’écrire de la fiction, mais je m’ennuie vite de mes personnages», confie-t-il. Edouard Louis précise que «l’autobiographie le saisit à la gorge et elle implique un risque». La fiction, elle, «n’est pas assez irritante». D’où aussi un programme esthétique «pour en finir avec les marottes d’écrivains» et revaloriser le pathos ou rejeter les non-dits. Une autre forme écriture qui lui va bien. n