«Chevron veut éviter un précédent menaçant l’impunité des transnationales»

equateur • Depuis plus de 20 ans, les communautés d’Amazonie équatorienne tentent d’obtenir justice contre la multinationale Chevron-Texaco suite à l’un des cas de pollution environnementale les plus gigantesques au monde. Pablo Fajardo, l’avocat des victimes, était de passage à Genève. Interview.

Avec une quinzaine d'autres avocats, Pablo Fajardo représente les 30'000 plaignants.
Avec une quinzaine d’autres avocats, Pablo Fajardo représente les 30’000 plaignants.

Voir également le témoignage de Mariana Jimenez, l’une des 30’000 victimes de Chevron-Texaco

David contre Goliath. Il ne semble guère y avoir d’expression plus appropriée pour désigner la lutte des communautés équatoriennes contre le géant pétrolier Chevron-Texaco. Un petit air d’Erin Brockovich contre la PG&E, mais en pire. En 1993, 30’000 habitants de la région amazonienne du pays portent plainte contre la multinationale pétrolière pour la pollution de terres et de rivières sur des centaines de kilomètres carrés.

Après plus de 20 ans et une condamnation – encore non appliquée – de l’entreprise à 9,5 milliards de dollars en 2011 pour réparation du dommage social, culturel et environnemental causé de 1964 à 1990, leur lutte n’est toujours pas terminée. Mais leur principal avocat, Pablo Fajardo, n’est pas prêt à lâcher l’affaire. Il était de passage à Genève dans le cadre d’une semaine de mobilisation de la société civile contre l’impunité des sociétés transnationales, alors que se réunissait à l’ONU un groupe intergouvernemental mandaté par le Conseil des droits de l’Homme pour élaborer un instrument juridique contraignant visant à pousser les sociétés transnationales à respecter les droits humains. Interview.

Chevron a été condamné en 2011 à 9,5 milliards de dollars par une Cour équatorienne. Un montant sans précédent dans une affaire environnementale. Cet argent irait aux victimes?

Il aurait été possible de demander des réparations individuelles, mais à quoi sert l’argent si tu dois vivre au bord d’une rivière contaminée, si ta famille et tes amis vont mourir de cancer? Nous avons voulu que l’entreprise paie pour le dommage causé à tous. L’argent serait utilisé pour décontaminer les régions affectées et permettre à la population de continuer à y vivre sans être exposée à des éléments toxiques.

Vous venez vous-même de la région affectée…

Je vis dans cette région, c’est ma terre. J’ai même travaillé pour Texaco! J’ai vu tout ce qu’il s’est passé. J’ai beaucoup d’amis qui sont morts de cancer. Mes enfants vivent là. Ce n’est pas une histoire que l’on m’a racontée, je fais partie de cette histoire.

La condamnation de 2011 n’est toujours pas appliquée. Pourquoi?

La première plainte a été déposée en 1993 auprès d’une cour new-yorkaise, mais Chevron a demandé que le cas ne soit pas traité aux Etats-Unis. Il a donc été jugé en Equateur, où l’entreprise a été condamnée en 2011 à 9,5 milliards de dollars. Ce jugement a été confirmé en seconde instance, puis par la Cour suprême équatorienne. En presque 20 ans de procédure, l’entreprise avait toutefois retiré son patrimoine d’Equateur. Nous avons donc dû nous adresser à des cours étrangères, dans des pays où il existe des actifs de Chevron, pour pouvoir faire appliquer ce jugement auquel l’entreprise refuse de se soumettre. En effet, il n’existe pas de cour internationale de justice qui permette de juger les sociétés transnationales. C’est un grand vide juridique. Nous avons donc initié des procédures au Brésil, en Argentine et au Canada, mais après 4 ans, nous n’avons toujours pas réussi à obtenir justice. Il y a une très forte pression de Chevron sur les gouvernements, les juges, les experts, les médias, etc.

Que voulez-vous dire?

Dans les dernières années, Chevron a effectué un travail phénoménal pour tenter d’inverser le récit. Elle nous accuse d’avoir falsifié des preuves. Selon elle, il n’y a pas de dommage environnemental, pas de victimes, mais ce sont les communautés qui se sont organisées pour lui extorquer de l’argent. Aux Etats-Unis, elle s’est basée sur une loi anti-mafia des années 70 pour déposer plainte contre nous. Nous sommes les coupables et Chevron est la victime!

En Argentine, nous avions obtenu qu’un juge de première instance déclare le gel des biens de Chevron en vue d’une application de la condamnation. La décision a été confirmée en seconde instance, mais l’entreprise a exercé des pressions sur le gouvernement. A cette époque, ce dernier était en litige avec l’entreprise espagnole Repsol, et avait donc un déficit d’investissements dans le secteur. Chevron a proposé d’investir, mais à condition que les juges se prononcent en sa faveur. Après 7-8 mois de cette pression, la Cour suprême argentine a statué contre nous. Un mois plus tard, le CEO de Chevron et la présidente argentine Christina Kirchner ont signé un accord d’investissement!

Qu’en est-il au Canada?

En septembre 2015, nous avons obtenu le droit de présenter le cas devant les cours canadiennes. Il est actuellement en cours et nous avons beaucoup d’espoir de réussir. Chevron dispose d’actifs d’une valeur de 15 milliards de dollars au Canada. Il y aurait donc largement de quoi payer ce que l’entreprise nous doit.

Vous n’avez pas peur qu’il se passe la même chose qu’en Argentine?

Tout est possible. C’est une bataille très difficile. Chevron a plus de 2000 avocats sur ce cas, alors que nous ne sommes qu’une quinzaine, qui travaille par militantisme! Mais nous sommes convaincus que nous allons gagner. Si je doutais ne serait-ce qu’un peu, je ne passerais pas plus de temps sur ce cas. Je suis ici parce que je suis sûr que nous allons gagner.

Vous gardez donc espoir même après plus de 20 ans de lutte?

Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas que de Chevron, mais de tout le système d’impunité des transnationales qui règne sur cette planète. Chevron gagne plus de 25 milliards par an. Elle pourrait donc payer sans problème. Mais la question n’est pas économique. Chevron veut éviter un précédent juridique car elle sait que ce cas menace le système.

Cette cause est importante pour l’humanité. Si nous parvenons à gagner contre la 7ème plus grande entreprise pétrolière du monde, c’est un géant qui tombe. Les communautés qui pensent qu’il est impossible de faire payer une entreprise aussi grande pour ses crimes, verront alors que oui, c’est possible. A l’inverse, si nous perdons, il se passera sûrement beaucoup d’années avant qu’un autre peuple ne se risque à défier une telle entreprise en justice.

On discute en ce moment à l’ONU de l’élaboration d’un instrument juridique contraignant à l’égard des sociétés transnationales. Croyez-vous à ce type d’outil?

Cela fait presque 40 ans que l’on discute des abus des transnationales. Le problème est qu’elles ont une grande influence sur les gouvernements. Dans le cas présent, qui s’oppose à un instrument juridique contraignant? Les États-Unis, la Russie et toute l’Union européenne! Je suis très déçu. On nous dit que l’Union européenne respecte les droits humains, que plusieurs pays membres sont pro-environnement. C’est une double morale incroyable. Ces pays protègent des entreprises qui commettent des graves crimes.

Un instrument juridique contraignant, s’il est mis en place, représenterait un outil, mais cela ne sera pas suffisant. Il faut une volonté politique de la part des gouvernements. La société civile doit s’emparer de ces thématiques et exiger des entreprises et des gouvernements qu’ils mettent la vie humaine et l’écosystème avant les intérêts économiques.