Requiem pour Jim Morrison

THEATRE • «Morrison’s Blues» confronte l’icône rock déchue a un vieux bluesman, une nuit de 1969, deux ans avant sa disparition à 27 ans. L’idéal poétique du timide leader des Doors tourneboulé par le succès, s’est alors naufragé dans l’autodestruction et le nihilisme. Non sans orgueil.

Une icône au crépuscule et à la voix incertaine. "Morrison's Blues" de Dominique Ziegler. Photo: Olivier Pasqual.

Au théâtre musical, il s’agit possiblement du premier portrait, plus crépusculaire que dionysiaque, de Jim Morrison. Ce paradoxe vivant flirtant avec la mort tout en étant un amoureux de la vie. La pièce met en lumière les racines blues du poète sensuel qui aimait tant à se passer en boucle des titres griffés John Lee Hooker au sortir de la douche. Car Hooker développa un style de blues rythmique à un seul accord bien loin d’un jeu plus tape-à-l’œil, subsumant la musique à sa plus simple expression.

Un demi-siècle après son décès survenu à Paris, il y a donc  la star en roue libre devenue catalyseur ambigu de l’époque, leader des Doors, groupe californien formé de musiciens venus du jazz. Ludovic Payet l’incarne derrière d’éternelles lunettes noires, rendant parfois le personnage proche de la silhouette prenant la pose d’après photos de concert, de films ou d’images d’archives. Proche du jeu de scène théâtralisé à la Stanislavski du modèle, son incarnation module une voix déjà éraillée. Tout cela a l’intelligence de ne pas vouloir rapatrier le modèle originel dans son phrasé syncopé et lancinant, façon Val Kilmer dans The Doors d’Oliver Stone.

Approche documentée

Pour son Morrison’s Blues, le dramaturge et metteur en scène genevois Dominique Ziegler reprend le balancement de When you’re strange, le documentaire de Tom Di Cillo sur le blues rock hanté des Doors et leur trajectoire météorique coupée nette par le procès fait à son chanteur et co-compositeur après leur pathétique et scandaleux concert de Miami, le 1er mars 1969.

D’un côté, le biopic appliqué et synthétique, l’icône froissée dans les drogues, l’alcool et marinant dans son jus égotique. Et ses passages obligés. En témoigne sa rencontre avec Ray Manzarek – queer et camp David Valère à perruque blonde et chemise hawaïenne, le claviériste joué étant fan des Beach Boys. Mais aussi la mention de l’étudiant surdoué au QI élevé, sidérant ses professeurs par ses connaissances, son aisance et sa culture générale.

Sans oublier le poète romantique tourmenté non reconnu pour ses écrits souvent perçus comme ésotériques. «Si ma poésie a un but, c’est de libérer les gens de leurs oeillières, de démultiplier leur sens», affirmait son auteur. L’homme est un lettré, ce qui est rare dans le rock de la fin des sixties tant britannique qu’américain. Il dévore James Joyce, William Blake et Arthur Rimbaud, ainsi que les  «Beat Poets» Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et surtout Michael McClure, avec qui il se liera d’amitié en 1968. Sans taire un penchant pour l’histoire antique (Les Vies parallèles de Plutarque) et pour la philosophie et les écrits de Friedrich Nietzsche.

Se dégage de ce vrai faux biopic théâtral, un Morrison nihiliste, égoïste, chaman. Il participe d’une mythologie mosaïque croisant rhétorique hippie New-Age, poésie française et symbolisme nietszchéen. Tout cela a masqué un homme piégé par la mythologie qu’il avait si soigneusement construite autour de lui. D’où les propos de défi renvoyés au bluesman dans la pièce: «…c’est pour ça que je me torche, pour plus ressembler à cette caricature de bellâtre, pour retrouver l’âme profonde, la deep soul. Là, touche moi cette grosse bedaine, 50% Budweiser, 50% Jack Daniels, mec; il est fini le bellâtre aux groupies…»

Poète rock

Être le chanteur-leader des Doors ne lui a jamais suffi, ce que montre la pièce à l’envi. Traversant les visages de l’Amérique, d’une séductrice hollywoodienne à l’horreur vietnamienne, sa poésie ramène dans ses filets son admiration pour les grands poètes français et étasuniens, le récit surréaliste, l’écriture automatique jazzy, les impressions proustiennes d’aubes et crépuscules, la palette des réminiscences sensorielles.

De l’autre, au western métaphysique du film réalisé par Morrison, avec lui-même dans le rôle d’un cowboy en voiture, errant dans le désert Mojave, se substitue ici un trip mémoriel initié par un Jiminy Cricket noir, Mister D (David Valère), bluesman philosophe et narrateur.

Facétieux démon noir face au crooner

Cet étrange Diable enfermé dehors, ne peut franchir le seuil de l’humanité. Il ne reste plus alors que deux à vivre à cet être au foie dans un état lamentable. «Tu as les artères d’un type de soixante ans. Ton esprit est libre, mais ton corps est épuisé», tranche le Blues Black Brother. James Douglas Morrison est déjà abonné en forfait illimité à la biture. L’irascible et égotique diva pop arrive en titubant sur la scène de poche du Théâtricul à Chêne-Bourg, juste viré d’un bar nocturne, alignant les «Mother Fuckers».

«Il y a ce que l’on connait et ce que l’on connaît pas. Et entre les deux, il y a les portes», affirmait Morrison. Au plateau, l’espace figure ainsi un entre-deux portes, une rue entre fut de bière, ordures et bouteille de Jack Daniels que le sale gosse du rock siffle avec une constance désarmante. Le récit reprend certaines zones d’ombre de l’homme, dont l’avortement forcé de sa compagne. Sans s’y complaire.

Brecht for ever

Pour le bassiste et chanteur du groupe britannique rock The Stranglers, Jean-Jacques Burnel, les Doors restent avant tout une sonorité blues hautement sophistiquée. Elle avait la particularité d’un alliage musical unique, fruit de la technique de finger picking à la guitare, un clavier qui joue en tierce et quinte, filant ses arpèges du contemporain au jazz en lézardant par le cabaret allemand à la Kurt Weill, «j’ai amené Brecht au rock. Je suis Baal. Je suis Mac the knife. Je suis le poivrot de Mahagoni», entend-on. Oui pour la dramaturgie des textes. Non pour le son qui est l’œuvre de Manzarek seul pour la dimension cabaret allemand de l’entre-deux-guerres et psychédélisme de parade foraine.

Son physique de chanteur sexy et vite massif invectivant les foules les qualifiant d’«esclaves», préférant parfois leur lire ses poèmes captera vite toute la lumière. Ceci au détriment des autres membres du groupe, définitivement moins beaux. Sa velourée voix virile de «crooner rock malade» selon son porteur reproduisant le phrasé d’un Sinatra.

Pacte faustien

Ni une ni deux, Mister D infuse la mémoire d’un blues d’esclaves siphonné et pillé par les petits maîtres blancs du rock fusion (blues, rock psychédélique, funk, jazz, opéra, flamenco, classique, contemporain…). Et propose à l’épave imbibée de Morrison en panne d’inspiration un pacte faustien: retrouver son mojo d’inspiration à travers un trip régressif et chamanique. Comme dans un kaléïdoscope d’images sans cesse retournées, on croise militant l’évocation d’une enfance passée à torturer son frère et tourmenter sa sœur, une relation œdipienne au paternel déstabilisant le fils enfant par de multiples déménagements. Il finira amiral de la flotte US dont les jets décollent du pont des porte-avions pour bombarder et gazer orange le Vietnam.

The Soft Parade, le troisième album du désastre est étrillé dans Morrisson’s Blues. Pour mémoire, les Doors mirent onze mois à l’enregistrer. L’acharnement dramaturgique ne fait alors que reconduire l’halali critique à la sortie de ce rebaptisé «Shit Parade». Or, il comporte notamment deux perles, Tell All The People et Touch Me, fut multiprimé et disque d’or. Inspiré par le Magical Mystery Tour des Beatles (arrangements de cuivres et parfois de cordes), sorti un an plus tôt et convoquant des timbres proches, n’est-il pas le disque le plus déjanté, voire orignal du groupe californien?

Emphase égotique

Certes Jim Morrison est alors accusé d’exhibitionnisme en plein milieu d’un concert et souffre d’un alcoolisme sévère et le groupe est loin d’être au mieux de sa forme en cette année 1969. Les concerts des Doors deviennent de plus en plus chaotiques, en fonction de l’état d’ébriété de leur chanteur. Il n’est pas rare de le voir s’écrouler sur scène et insulter le public.

Star capricieuse, l’artiste se révèle au fil du spectacle travaillé par une forme d’emphase irascible et égotique, pathétique et incontrôlable. Au détour d’une scène, la légende apparait fusillée comme dans l’un de ses clips de l’époque sur Unknown Soldier (1968) parue sur l’album Waiting for the Sun. Ce Soldat inconnu participe du mouvement anti-guerre du Vietnam. «Nouvelles qu’on lit au petit déjeuner / Enfants gavés de télévision / Non-nés, vivants, / Vivants, morts / Les balles frappent la tête du casque / Et c’en est fini / Du soldat inconnu », y entend-on en anglais. La mise en scène réactive alors ce que performait les Doors sur scène au mitan de la chanson, la production de sons évoquant une exécution.

David Payet convainc dans son récital de postures effondrée, avachie, rampante d’après films et photos d’époque. Mais qui n’est pas sans réaimer parfois de loin en loin la somatique prestation de Michael Pitt dans son rôle de Blake pour Last Days de Gus van Sant dévidant les derniers jours mutiques de Kurt Cobain, leader de Nirvana.

Scène traumatique

Une scène étrange vécue sur la route avec son père de ce futur conteur menteur invétéré est rejouée dans Morisson’s Blues. La guerre du Pacifique s’intensifie entre troupes américaines et japonaises. La future star a trois ans et demi. Lors d’un parcours voituré de Santa Fe à Albuquerque, il vit un événement qu’il décrira plus tard comme l’un des plus importants de sa vie.

Il raconte, sur le disque posthume An American Prayer: «Nous roulions à travers le désert, à l’aurore, et un camion plein d’ouvriers indiens avait soit percuté une autre voiture soit seulement –  enfin, je ne sais pas ce qui s’était passé – mais il y avait des Indiens qui gisaient sur toute l’autoroute, agonisant, perdant du sang… Ce fut la première fois que je goûtai la peur… Ma réaction aujourd’hui en y repensant, en les revoyant – c’est que les âmes ou les esprits de ces Indiens défunts… peut-être d’un ou deux d’entre eux … étaient en train de courir dans tous les sens, paniqués, et ils ont tout simplement sauté dans mon âme. Et ils sont toujours là.»

Le dramaturge Dominique Ziegler a puisé dans cette anecdote la source de deux inspirations majuscules dans le comportement de James Douglas Morrison et son oeuvre poétique. D’abord, une inclination profonde pour la mystique des Amérindiens et le chamanisme. Ensuite, le recours à l’autoroute et aux bagnoles de l’American Way of Life moins comme métaphore d’un monde courant à sa perte qu’un objet de réelle fascination-répulsion pour le leader des Doors. Ce nonobstant sa croisade anti-récupération du titre Light My Fire par une pub pour voiture. Morrison dont la dimension anticapitaliste ambigüe fait l’objet de multiples débats chez la plupart de ses biographes.

 

Easy listening de bon aloi

Aux claviers et à la guitare, Pierre Omer. L’artiste a confirmé le 10 juin dernier à l’Usine, lors d’un concert déjà mythique aux côtés de Los Gatillos, son statut de pointure européenne du swing blues. Au plateau, il réinvente maintenant avec bonheur certains paysages cinématiques des Doors. L’homme le fait avec la concision de haïkus tout en maintenant dans les dix premières minutes une sorte de suspens en quelques notes perlées. La composition oscille entre la bande son d’Ennio Morricone pour La Chose de John Carpenter et les plages à suspens avant l’arrivée en scène d’un Elvis Presley.

La variante terminale et resserrée de The End, dont les paroles évoquent une rupture amoureuse tutoie davantage l’easy listening pop que l’atmosphère lourde qu’affectionnait le groupe, friand d’orages et de menaces tragiques. Soit le meurtre du père, le viol de la mer, l’histoire de l’Amérique n’étant que celle de sa violence tant intime, familiale que géopolitique aux yeux de Morrison.

C’est donc que qu’il reste de ce qui fut la bande son d’une époque notamment de 54 mois de la vie des Doors. Une période marquée par l’assassinat de Martin Luther King, l’escalade vietnamienne, le carnage commandité par Charles Manson, l’assassinat des frères Kennedy, les famines et guerres civiles africaines, les émeutes raciales… Pierre Omer offre donc Une mise à distance – brechtienne ou non – de la décharge énergétique ou force de déflagration originelle qui peut troubler.

Cette création réussie, mêlant les genres – théâtre chanté, mélodrame, comédie de mœurs, burlesque, drame, art vivant corporel, geste néo-documentaire, fantastique à la Dario Argento – fait espérer d’autres explorations par Dominique Ziegler du rock étasunien des sixties. Ainsi celui puissamment politique de Jimmy Hendrix, aux confluents du blues, du jazz et de la musique transe Gnawa d’Afrique. Avec aujourd’hui son héritière au chapitre de la révolution et de l’expérimentation musicales, la guitare héroïne et compositrice sonique française Nina Garcia.

Bertrand Tappolet

Morrison’s Blues. Théâtricul, 64 rue de Genève, Chêne-Bourg Jusqu’au 10 juillet. Rens. : Tournée éventuelle. Rens. à venir: www.dominiqueziegler.com
Photos du spectacle: Olivier Pasqual